7 Septembre 2008
Dans un empire qui commence, les revenus de l'État se partagent entre les tribus et les chefs des partis (qui ont contribué à le
fonder), et les portions se règlent d'après la puissance de chaque parti et les services qu'il peut rendre. A cette époque, ainsi que nous l'avons dit, leur concours est nécessaire pour
l'établissement du bon ordre. Le prince qui se trouve à leur tête ne s'oppose pas à leur désir de s'approprier les sommes fournies par les impôts, parce qu'il espère obtenir, en échange de cette
concession, le droit de les gouverner avec une autorité absolue. Il supporte l'orgueil des chefs, parce qu'il a besoin d'eux, et se contente d'une partie des impôts à peine suffisante pour
couvrir ses dépenses. Pendant ce temps les vizirs, les employés civils, les clients et tous les autres officiers et dépendants du sultan restent dans la pauvreté, sans pouvoir déployer le moindre
faste, parce que leur maître lui-même est tenu dans un état de gêne par les exigences des chefs qui l'ont soutenu. Mais,lorsque l'empire a développé ses forces naturelles, le souverain fait plier
tous les partis sous son autorité, et les empêche de s'approprier les revenus de l'État. (Les tribus,) devenues maintenant moins utiles au *88 gouvernement, doivent se contenter des portions que
le sultan veut bien leur assigner. Pendant qu'il les tient en bride, les affranchis et les clients de la famille royale partagent avec elles la tâche de soutenir l'empire et d'y maintenir
l'ordre. Le souverain, ayant alors à sa disposition tout le revenu, ou au moins la plus grande partie, amasse de l'argent afin de pouvoir subvenir aux besoins de son gouvernement. Ses richesses
augmentent, son trésor se remplit, la carrière du faste s'ouvre devant lui, et sa puissance dépasse enfin celle de tout le peuple réuni. Les personnes attachées à son service, vizirs, employés
civils, chambellans, affranchis, jusqu'aux soldats de sa garde, deviennent des personnages importants ; ils déploient un grand faste, gagnent et amassent beaucoup d'argent. Plus tard, l'empire
tombe en décrépitude par suite de l'anéantissement de l'esprit national et de l'extinction des tribus qui avaient fondé la dynastie. Le nombre des révoltés et des insurgés augmente à un degré qui
fait craindre une catastrophe, et le souverain, ayant besoin de soutiens et de défenseurs, prodigue son argent pour s'assurer les services des gens d'épée et des chefs de partisans. Il épuise ses
trésors et ses moyens afin de réparer les brèches faites à l'intégrité de l'empire. Le revenu ne suffit plus pour couvrir la solde des troupes et les autres dépenses, ainsi que nous l'avons dit
ailleurs ; le produit de l'impôt foncier diminue pendant que les besoins du gouvernement augmentent ; le bien-être et le luxe cessent de répandre leur ombre sur les courtisans, les chambellans et
les employés civils ; la carrière du faste et de l'ostentation se rétrécit pour eux ainsi que pour le maître de l'empire. Comme le souverain a grand besoin d'argent, les fils des anciens
courtisans et des serviteurs de l'État viennent à son secours, en lui fournissant une partie des trésors que leurs aïeux avaient amassés pour un autre usage. Bien que le souverain reçoive d'eux
des marques de dévouement dont leurs pères n'auraient pas été capables, il croit avoir plus de droits qu'eux à ces richesses, parce qu'on les avait gagnées sous les règnes de ses aïeux ; aussi
s'adresse-t-il successivement à ces individus, selon leur rang, et leur enlève-t-il peu à peu tout ce qu'ils possèdent, sans leur témoigner la moindre reconnaissance. Mais c'est toujours un
malheur pour l'empire quand ses serviteurs, ses grands officiers, les courtisans qui jouissaient de l'opulence et du bien-être tombent dans la misère, et que les édifices de leur gloire, édifices
dont ils avaient été les fondateurs et les soutiens, s'écroulent en grande partie.
Voyez, par exemple, ce qui arriva aux vizirs de la dynastie des Abbasides, aux Beni Cahtaba, aux Barmekides, aux Beni Sehel, aux Beni Taher et autres.Voyez aussi les Beni Choheyd, les Beni Abi
Abda, les Beni Hodeyr, les Beni Bord, et autres familles viziriennes de l'empire umayyade espagnol, (comment leur fortune s'écroula) quand l'Espagne se partagea en plusieurs souverainetés
indépendantes, Voyez encore ce qui se passe dans l'empire sous lequel nous vivons. Telle est la voie de Dieu ; et tu ne trouveras aucun moyen de changer la voie de Dieu. (Coran,
sour. XXXIII, vers. 62.)
Il y a beaucoup de fonctionnaires publics qui, prévoyant ce danger, voudraient abandonner leurs emplois et se soustraire à l'autorité du sultan, afin de se réfugier dans quelque autre pays, avec
les richesses qu'ils ont amassées au service du gouvernement. Ils s'imaginent qu'ils pourraient y jouir plus tranquillement de leur argent et le dépenser avec moins de risque que chez eux. C'est
là une grave méprise, qui serait aussi nuisible à leur fortune qu'à eux-mêmes. On sait d'abord combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'abandonner une haute position une fois que
l'on s'y est établi.
Si c'est un roi qui forme ce projet, ses sujets y mettront obstacle, ainsi que ses rivaux, les chefs de partis, et il ne pourra pas se dérober à leur surveillance, même pour un seul instant. Que
dis-je ? Aussitôt qu'il aurait laissé paraître une telle intention, il perdrait le trône et la vie, ainsi que cela arrive ordinairement dans des cas semblables. Il est bien difficile de déposer
le fardeau de la souveraineté, surtout quand l'empire, après avoir traversé sa période d'agrandissement, voit rétrécir ses limites, et que les habitudes du vice ont étouffé, dans tous les cœurs,
les sentiments d'honneur et de vertu. Si c'est un homme de la cour, un serviteur du prince, un grand fonctionnaire de l'État qui forme ce projet, il ne pourra guère l'exécuter : les rois
regardent leurs serviteurs, les gens de leur suite et jusqu'à leurs sujets comme des esclaves qui leur appartiennent ; ils guettent leurs pensées et ne leur permettent pas de se dégager des liens
qui les attachent au service, de peur qu'ils ne dévoilent aux étrangers les secrets du gouvernement et l'état de l'empire ; ils les empêchent, par jalousie, de passer au service d'un autre
souverain.
Les Umayyades d'Espagne défendaient aux habitants de leur empire de quitter le pays pour faire le pèlerinage, parce qu'ils craignaient que ces voyageurs ne tombassent entre les mains des
Abbasides. Aussi, pendant toute la durée de leur dynastie, aucun fonctionnaire de l'État n'obtint l'autorisation de se rendre à la Mecque. Ce ne fut qu'après la chute de leur empire et
l'établissement des rois provinciaux que cette prohibition fut levée. En second lieu, si le souverain consentait au départ d'un de ses officiers, il ne serait pas assez généreux pour s'abstenir
de prendre l'argent que cet homme aurait en sa possession. A ses yeux, cet argent fait partie de sa propre fortune, de même que celui qui le possède fait partie des sujets de l'empire ; car c'est
au service de l'État et sous l'ombre de la dynastie que cet officier s'est enrichi. Aussi le souverain vise-t-il à se l'approprier ou à l'empêcher de sortir du pays ; car, selon lui, c'est une
partie des fonds de l'État, dont cet homme n'a que l'usufruit. Admettons même qu'on parvienne à se transporter avec ses richesses dans un autre pays, ce qui n'a lieu que dans des cas extrêmement
rares, le souverain de cette contrée fixera ses regards sur les trésors apportés par l'étranger et s'en emparera, soit indirectement, par la voie de l'intimidation, soit ouvertement, par l'emploi
de la force. Pour justifier sa conduite, il dira que cet argent, ayant été pris sur l'impôt, appartenait réellement au gouvernement, et que son meilleur emploi serait de le dépenser pour des
choses d'utilité publique.
Du reste, puisque les souverains convoitent les biens de ceux qui se sont enrichis (dans le commerce, ou) en exerçant un métier quelconque, ils doivent, à plus forte raison, ne pas perdre de vue
l'argent qui provient de l'impôt, argent public, dont ils peuvent toujours s'emparer en vertu d'un texte de la loi ou en s'appuyant sur la coutume du pays. Voyez ce qui arriva au cadi de Djebela,
qui s'était révolté contre Ibn Ammar, seigneur de Tripoli. Quand les Francs lui enlevèrent sa ville, il s'enfuit à Damas, d'où il se rendit à Baghdad, où se trouvait le sultan Barkyaroc, fils de
Melek-Chah. Ceci se passait vers la fin du Ve siècle. Le vizir du sultan alla le voir, et lui emprunta la plus grande partie de son argent, puis il enleva ce qui restait. Le tout formait une
somme énorme. Abû Yahya Zakariya Ibn Ahmed el-Lihyani, le neuvième ou dixième sultan hafside de l'Ifrîkiya, ayant voulu abandonner le trône et se rendre en Égypte, afin d'échapper au seigneur des
provinces occidentales, qui s'apprêtait à marcher sur Tunis, partit pour Tripoli sous le prétexte d'y rétablir l'ordre, et, s'y étant embarqué, s'enfuit à Alexandrie, emportant avec lui tout
l'argent et tous les objets précieux qui se trouvaient dans le trésor public. Il avait même vendu tous les effets conservés dans les magasins du gouvernement, ainsi que les immeubles appartenant
à l'État, les pierreries et même les livres. Arrivé en Égypte, l'an 719 (1319 de J. C.), il alla descendre chez le sultan El-Melek al-Nâsir Mohammed Ibn Qalaoun. Ce prince l'accueillit avec de
grands honneurs, mais ne cessa de lui soutirer de l'argent jusqu'à ce qu'il lui eût tout pris. Dès lors Ibn el-Lihyani vécut de la pension que le gouvernement égyptien lui avait assignée. Il
mourut l'an 728 (1327-1328 de J. C.), ainsi que nous le dirons dans l'histoire de son règne.
L'idée d'émigrer est une de ces fantaisies qui passent par la tête des gens haut placés quand ils soupçonnent que le sultan veut les perdre. S'ils réussissent à s'évader, ils sauvent leurs
personnes (mais ils perdent leur argent). Quant à leur crainte de se trouver dans le besoin, elle est mal fondée ; leur réputation d'hommes d'État suffit toujours pour leur assurer les moyens de
vivre ; ils obtiennent une pension du sultan dans le pays duquel ils se sont réfugiés, ou bien ils se font une honorable aisance en se livrant au commerce ou à l'agriculture. Les empires sont
parents (les uns des autres, et les hommes d'État n'y sont jamais dépaysés) ; mais Les hommes sont insatiables si on les encourage ; réduits à l'indigence, ils se contentent de peu . Dieu est
le dispensateur ; il est fort et inébranlable. (Coran, sour. LI, vers.
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