8 Février 2007
Le peuple arabe avait introduit, dans ses diverses conquêtes territoriales, des foules d'hommes variés. Plus que les Berbères, les Arabes gardent le souvenir et l'orgueil de leur clan, se glorifient d'être de Quraysh, de Mudar, de Rabîca, de Qahtân, de Qudâca etc. La lutte contre les byzantins et les Berbères hérétiques avaient exaspéré cet orgueil. Les textes coraniques et la tradition, avec ses thèmes de fraternité et de justice, devaient en réalité amorcer un rapprochement entre tous les Musulmans de tout bord, sans ségrégation raciale, surtout que le Maghreb est issu d'une conquête au nom de l'islâm.
Observons tout d'abord deux phénomènes: l'implantation des Arabes et les différentes politiques opérées par les gouverneurs vis-à-vis des Berbères.
Les premières incursions arabes, sont restées des raids de reconnaissance. Ils n'avaient laissé que de maigres empreintes et de témoignages de leur occupation, même si elles avaient permis à un nombre faible de familles arabes, venues avec l'armée, de s'installer. Le Maghreb a vu des vagues successives d'immigrants arabes, surtout après la constitution de la wilaya d'Ifrîqiya, déferler et grossir la présence arabe. Cela était indispensable aux gouverneurs du calife, délégués pour administrer la nouvelle province de l'empire, puisque les révoltes berbères, sous forme de représailles contre les arabes, ont vidé et stoppé leur immigration. Quand Mûsâ b. Nusayr est arrivé en Ifrîqiya, il avait constaté ce désastre, puisque les centres et les bourgades des Musulmans étaient en ruine et vides d'habitants (1). Pour combler ce vide, il avait fait venir d'orient de nouveaux immigrants arabes et persans.
Ces immigrants arabes se sont installés, tout en créant de nombreux centres urbains, en particulier (Beni Tamîm, Zarûd, Beni Jerîr, al-Munya, al-Ansârîn...) (2).
Les Arabes de la conquête étaient formés de deux composantes connues sous le nom de Mudarite ou Qaysite d'une part et les Arabes du sud nommé Kalbite ou Yamanite d'autre part. Entre les deux, il y avait des conflits tribaux permanents que la poésie arabe avait décrits. Avec l'islâm et sa tendance unitaire, ils se sont trouvés côte à côte dans la guerre sainte. Les branches Yamanites étaient les premières, puis les Qaysites. Toutes les deux ont profité des avantages de la conquête, tout en formant un groupe social, qui tire sa supériorité de l'action militaire et la domination de la scène politique. Ils ont bénéficié de salaires fixes en temps de paix comme de guerre (Diwân al-jund), de fay' et de la mise en place d'un entourage de Mawâlî (3).
Les deux fortes personnalités de la résistance berbère: Kusayla et la Kâhina, ont mis en échec les Arabes. Malgré leur combativité, et même si la défaite des Berbères était cuisante, ils ont montré, par ces luttes, aux arabes deux capacités: celle de repousser la domination étrangère et la possibilité du rassemblement des tribus derrière un chef. De ce fait, les hésitations et les ambiguïtés du traitement des berbères, malgré la volonté d'islamisation et d'intégration affichée chez tel ou tel chef militaire arabe, ont laissé les berbères, en fin de compte, à l'état de populations de second rang.
En effet, deux politiques se croisent au moment des campagnes militaires: la politique d'une conquête par les armes, où la pacification devait être menée rudement, sans concession, son premier chef de file était cUqba b. Nâfic, suivi par Târik b. Ziyâd. La deuxième est la conquête par conciliation et l'intégration des berbères, amorcées pour la première fois par Abû al-Muhâjir Dinâr, l'ami et allié de Kusayla, suivi par Hasân et Mûsâ b. Nusayr.
Avec les deux califes Sulaymân b. cAbd al-Mâlik (79 H/ 698 - 95 H/ 714) et cUmar b. cAbd al-cAzîz (99 H/717 - 101 H/ 720), la tentative d'une politique juste dans le domaine fiscal était observée, en particulier par le gouverneur Muhammad b. Yazîd.
Pour retrouver un événement du comportement des gouverneurs arabes et le changement du traitement des berbères très importants et dignes d'être souligné, il faut remonter à la wilaya du gouverneur Yazîd b. Abî Muslim. Il s'agit de la constitution d'une garde personnelle des berbères Butr, malgré leur utilisation (Khidmat al-câmil) à des fins administratives et sécuritaires, ce gouverneur a déclaré qu'il mettrait un signe distinctif (Washm -Tatouage) à ces gardes berbères, comme le faisaient avant les Rûm. Il avait tatoué la main droite, en mettant le nom de l'homme et dans la main gauche, le nom de sa fonction pour les distinguer. Ce traitement allait lui coûter la vie en 102 H/ 720-21(4). Abû Yazîd b. Abî Muslim, au dire d'al-Nuwayrî avait pris la résolution de suivre ce système en Ifrîqiya, en imitant la politique du célèbre al-Hajâj vers les musulmans (cÂma) de l'Irak, qui selon lui descendaient d'ancêtres tributaires. De ce fait, al-Hajâj les obligeait à payer la capitation, comme ils le faisaient avant leur conversion à l'islâm (5).
La conversion à l'Islâm n'avait pas empêché cUmar b. cAbd Allâh al-Murâdî et Abû Yazîd b. Abî Muslim de considérer les Berbères comme butin acquis aux musulmans arabes. Le prélèvement habituel sur les biens (6) et humiliation des gardes ne peut que conduire à une révolte qui voyait la grandeur, le clan et le privilège de l'arabe mis à l'honneur.
Le texte d'al-Tabarî est l'un des témoignages qui montre bien à quel point la division et la fracture était profonde entre les Arabes et les nouveaux convertis berbères au Maghreb, où l'idéal de l'islâm était loin d'être appliqué par les gouverneurs de la wilaya. Maysara al-Mataghrî, chef de file des révoltés berbères avait pris le chemin de l'orient, à la tête d'une délégation d'environ une dizaine de personnes, pour porter à la connaissance de Hishâm b. cAbd al-Malik (105 H/724 - 125 H/743), leur situation humiliante au Maghreb. Après plusieurs tentatives pour avoir une audience, ils ont chargé al-Abras de porter leur message au calife, ce message était une véritable accusation à l'ensemble de l'institution califale, puisque les berbères étaient exclus du butin, bien qu'ils soient dans les premières lignes lors des sièges des villes. Le message explique que les arabes "se mirent à éventrer les brebis pleines à la recherche des fourrures blanches des fétus destinés au Prince des Croyants, mais tous ces faits étaient supportés, jusqu'à ce que les gouverneurs et les arabes ont poussé l'humiliation à l'enlèvement des jolies filles berbères pour les envoyer en Orient (7).
Abû Muslim et cUmar al-Murâdî ont excité les Berbères qui ont embrassé l'islâm. La révolte berbère n'était pas contre la religion musulmane (8), mais contre l'application des lois de la dimma par les gouverneurs au nom d'une autorité suprême (9). Il n'est pas surprenant que les berbères se révoltent contre l'autorité des gouverneurs, qui, depuis la conquête arabe, ont délivré un message d'égalité entre les musulmans au sein de la communauté et l'égalité devant la loi religieuse (devoirs et obligations). Mais, dans la réalité, les nouveaux convertis se sont trouvés devant une double fiscalité: d'une part les impôts légaux (Sadaqât) et les dîmes (cUshûr) et le quint (Takhmîs al-Barbar) instauré par certains gouverneurs qui considèrent les berbères comme le bien (Fay') des musulmans, même si le quint est réservé aux communautés qui n'ont pas répondu à l'appel de l'islâm (Yukhammisûna man lam yujib li-al--Islâm) (10). Ainsi, les jund arabes ont enseigné aux berbères ce qui est licite et illicite (Harâm wa halâl) dans l'islâm et à ne pas faire des dépassements aux principes religieux (cAdam tajâwuz hudûd al-dîn) tout en appliquant une politique basée en grande partie sur les rapports de force. C'est sur ce dernier point que le kharijisme allait intervenir pour modifier la donne politique et sociale.
La doctrine kharijite, apportée de l'Irak, son berceau, par des réfugiés arabes, allait transformer ces luttes contre l'injustice en une lutte pour l'indépendance des berbères vis-à-vis de l'orient (11). Avec la révolte de Maysara al-Mataghrî au nom du kharijisme, les berbères ont trouvé une doctrine élaborée pour faire face aux arguments de l'institution califale.
(1)-N: Le texte d'Ibn Sabbît, trad., par ABDUL-WAHHAB, coup d'œil général sur les apports ethniques en Tunisie, dans R.T., N° 123, juillet 1917, p., 310, note 1, informe que: «al-Walîd écrivit à son oncle cAbd al-cAzîz (en Egypte) l'invitant à envoyer en Ifrîqiya Mûsâ b. Nusayr, c'était en l'année 88 H. Mûsâ trouva la plupart des cités vides (d'arabes) par la suite des représailles des Berbères. Il fait venir des Arabes et des persans de différentes conditions».
(2)-ABDUL-WAHAB H. H., Coup d'œil générale ..., op. cit., p., 310.
(3)-MAHMÛD Ismâcîl, Qadâyâ fî al-târîkh..., op. cit., pp., 111 sq.
(4)-IBN cABD AL-HAKAM, Futûh..., op. cit., pp., 88-89.
-N: MARMOL C., informe sur une tradition des Zawâwa de l'Algérie orientale, peuple fier de ces origines chrétiennes, cette tradition consiste à faire un tatouage (Washm) à l'aide d'un fer sous forme d'une croix (Salîb) sur la joue où la main, afin de ce faire distinguer par ce signe des autres peuples en se référant à leur origine chrétienne consciente ou inconsciente. Marmol ajoute à titre d'explication, que cette tradition leur vient des Romains, puisque ces derniers ont demandé à tous les Chrétiens du pays berbère de porter un signe distinctif sous forme de croix, afin de permettre au percepteur d'impôt l'exercice de son travail en toute facilité, toute en évitant les déclarations fausses des non-chrétiens pour échapper à cet impôt. Mais avec l'arrivée des Arabes et l'Islâm, les Zawâwa avaient continué de porter ce signe distinctif avec bien d'autres, comme le faisaient les filles des nomades pour leur beauté. MARMOL C., L'Afrique, éd., et Trad., par HAJJI Mohamed et autres, édit., Librairie al-Macârif, T., I, 1984, p., 94.
(5)-AL-NUWAYRÎ, Appendice..., op. cit., p., 356.
(6)-Ibid., p., 356.
(7)-Texte traduit par TALBI Mohamed, L'indépendance du Maghreb, dans Histoire général de l'Afrique, V., III, UNESCO, 1990, p., 275.
(8)-AL-NUWAYRÎ, Appendice..., op. cit., p., 357.
(9)-AL-NUWAYRÎ, Appendice..., op. cit., p., 357.
(10)-IBN cIDÂRÎ, al-Bayân..., T., I, op. cit., pp., 51 sq.
-AL-NUWAYRÎ, Appendice..., op. cit., p., 356.
(11)-IBN KHALDÛN cAbderrahmân, Histoire des Berbères...., T., I, pp., 216 sq. L’auteur farouchement opposé au kharijisme il nous dit: «de tous côtés, ces aventuriers recrutèrent des partisans parmi les berbères de la basse classe et leur enseignèrent les croyances hétérodoxes qu'ils professaient eux-mêmes. Habile à déguiser l'erreur sous le voile de la vérité, ils parvinrent à répandre dans le peuple les semences d'une hérésie...».