2 Mai 2009
Le cas almohade ne faisait pas exception pour deux raisons. D'une part les intéressés (les réformateurs) par le projet de société de Hujat al-Islâm (1) Abû Hâmid al-Ghazâlî avaient tendance à chercher une société d'accueil. D'autre part les élites des tribus Masmûda opposées militairement au pouvoir almoravide, sembleraient les mieux placées pour accueillir un rebelle contre l'autorité morale des Almoravides, et à le soutenir en toute conséquence, c'est-à-dire que la société d'accueil avait besoin d'un guide (personnage d'une légitimité incontournable de droit comme de fait), qui permettra à l'ensemble des forces contestataires de se mobiliser autour d'un projet politico-religieux et social. De ce point de vue la période des efforts politiques apparaît similaire à celle des Sanhâja du Sahara occidental, même si les conditions des uns et des autres étaient différentes.
Dans la période des efforts politiques -le cas almohade-, il est nécessaire de distinguer entre deux situations intimement liées à la société d'accueil et à la société de la umma de l'Occident musulman :
1-La situation des Masmûda entre le pouvoir almoravide centralisateur et l'économie de «l'état-cité».
2-La situation idéologique des Almoravides entre l'échec des foqahâs du pouvoir, le projet d'al-Ghazâlî et l'ambition d'Ibn Tûmart.
Les Masmûda entre la politique du pouvoir almoravide et l'économie des Masmûda.
Le premier contact politique des Masmûda avec le projet de société d'Ibn Yâsîn était avant l'arrivée de ce dernier au pays des Sanhâja. Selon Ibn cIdârî le faqîh Ibn Yâsîn, à son retour de l'Andalousie, a séjourné au milieu des Masmûda, où il a insisté dans ses discours sur la présence d'un guide -Imâm- qui mettra son savoir juridique au service de la population et sur la mission de juge entre les tribus de ce dernier. Mais l'attachement des élites des Masmûda à leur indépendance, comme les tout puissants Bûrghwâta, avait fait avorter cette initiative politique d'Ibn Yâsîn. Devant ce refus masmûdien, le faqîh avait quitté leur territoire pour le pays des Jazûla.
L'élite des Masmûda, composée des Shayhs des tribus divisées et souvent en conflit (2), n'avait pas besoin d'un projet de réforme qui mettrait en cause leurs anciennes traditions et les intérêts des élites des tribus (3).
Le deuxième contact avec le projet politico-religieux et social des Almoravides était au moment du mouvement dans son extension vers le nord. Les sources historiques parlent d'une pacification à distance préconisée par cAbd Allâh b. Yâsîn qui envoya des sommes d'argent au Qâdî et aux étudiants Masmûda (4). Cette même stratégie a été suivie par son successeur Abû Bakr b. cUmar puis Yûsuf b. Tâshfîn.
Mais la conquête du Maghrib occidental par Yûsuf b. Tâshfîn (5) et la mise en place d'un pouvoir central à côté des territoires des Masmûda avaient provoqué une situation économique et politique négatif.
Les Masmûda n'avaient pas réussi à écarter la nouvelle puissance militaire et politique de leurs ennemis traditionnels (6), de l'espace économique de l'état-cité. Les besoins en eau et en bois de la capitale almoravide avaient touché l'économie agricole, principale source économique des populations montagnardes masmûda depuis des siècles (7). Les Masmûda avaient subi un encerclement du fait de la remontée massive des Sanhâja (8), ces derniers ont imposé leurs lois sahariennes sur les routes commerciales et les pâturages des sédentaires Masmûda (9). C'était en quelques sorte l'abolition d'un système de partage pour un autre légitimé par les nouvelles données politiques, c'est-à-dire que les Sanhâja avaient pris, au cours de la conquête du Maghrib Occidental, une remarquable revanche sur leurs ennemis d'hier (10).
Donc le régime almoravide a été au yeux des Masmûda un pouvoir de la confédération sanhagienne, qui avait fondé l'autorité politique au Maghrib occidental sur un système inégalitaire «colonial» favorable dans tout les domaines à la confédération mère. Cette inégalité politique et économique avait pour conséquence l'affrontement durant toute la période almoravide. Selon Ibn Haldûn les Masmûda ont préféré la lutte armée à la préférence d'intégration ou à la soumission (11). Le sens même de la lutte des Masmûda du Haut-Atlas, riche sur le plan économique, avait renforcé sans aucun doute les différences traditionnelles des deux systèmes de l'occupation de l'espace : les Masmûda sédentaires, par contre les Sanhâja nomades du désert qui recherchaient de l'eau et des pâturages indispensables à leur capital.
L'économie touché, l'indépendance menacée et deux modes de vie opposés, les Masmûda du Maghrib se trouvaient dans une situation alarmante causée par un régime qui prétendait la représentativité légitime d'une partie de la umma de l'Occident musulman. Mais ni la dacwa de l'impôt légal, ni le jihâd contre les Bûrghwâta et en Andalousie -source de légitimation endogène-, ne pouvait justifier les orientations et l'autorité politique des souverains dans la région du Haut Atlas occidental. Par conséquent, "l'état-cité" ne peut que désapprouver et résister au fisc almoravide et à la main mise sur l'espace vital des Masmûda, al-Hawz de Marrakech, en attendant le guide de leur rébellion.
La société d'accueil a été préparée par ces conditions économiques et politiques afin de recevoir les rebelles contre l'autorité morale des foqahâs malikites du pouvoir des Lamtûna, et a accepté l'autorité de l'élite savante qui mettrait en oeuvre l'union de la société d'accueil autour d'une dacwa (le projet politico-religieux et social), légitimé du droit et du fait. A ce titre le faqîh du souverain almoravide Mâlik b. Wahîb (12) avait exprimé ces inquiétudes sur l'avenir incertain de la dynastie des Lamtûna, à cause de la rencontre probable d'Ibn Tûmart et la société d'accueil -Masmûda-, ce qui mettrait l'accent sur la liaison Société d'accueil/ élites des tribus/ cUlamas Nord-africain. Par conséquent, les Almoravides étaient face au projet de société d'al-Ghazâlî, des idées des élites Masmûda et l'ambition d'Ibn Tûmart.
La situation idéologique des Almoravides entre l'échec des foqahâs du pouvoir, le projet d'al-Ghazâlî et l'ambition d'Ibn Tûmart.
Le deuxième volet de la liaison des trois facteurs de la période préparatoire dans le cas almohade ne faisait pas exception. Les foqahâs malikites avaient fourni le projet de société et le réformateur tant attendu par la société d'accueil saharienne. Ils étaient des alliées des souverains almoravides. Ces foqahâs ont assuré la continuité du symbole (cAbd Allâh b. Yâsîn) et justifié l'autorité des Lamtûna. Leur idéologie s'avère inactuelle à l'époque de cAliy b. Yûsuf et son successeur, du moins sur le plan politique.
Le projet malikite a été dès la fin du règne de Yûsuf b. Tâshfîn en difficulté et en contradiction avec les principes fondamentaux des réformes d'Ibn Yâsîn. On peut même aller plus loin pour dire que les Almoravides ont délaissé les bases de leur légitimité du droit. Par conséquent des projets de rechange étaient en cours de préparation à travers les territoires centraux et périphériques de dâr al-islâm, d'où partiraient les nouveaux activistes qui allaient fournir à la société d'accueil masmûdienne le réformateur attendu. A cet égard le pouvoir almoravide était face à deux événements qui se sont croisés activement dans la dénonciation de l'échec idéologique et social de la dynastie, basée sur l'alliance du groupe du pouvoir avec un groupe du savoir qui avait géré la légitimité du premier.
Le pouvoir almoravide a été mis à l'épreuve par les réformes juridico-politique du maître orientale Abû Hâmid al-Ghazâlî et la reprise de ces derniers dans l'activité politique d'Ibn Tûmart. Sur cette mise à l'épreuve on se contentera d'éclaircir cette campagne d'opinion d'al-Ghazâlî et les pratiques qui ont touché la stratégie almoravide.
D'où les questions : Quelle était la portée politique du Kitâb Ihyâ' culûm al-ddîn (Traité de la vivification des sciences religieuses) sur la stratégie du pouvoir almoravide ? Pourquoi les réactions des deux groupes du pouvoir almoravide étaient-elles violentes contre ces deux activistes ?
La contribution d'Abû Hâmid al-Ghazâlî à l'effort de la période préparatoire almohade a été fondée d'une part sur ses critiques à la nature des relations du politique avec le religieux dans la société musulmane, d'autre part sur la censure des moeurs et le devoir des religieux en matière d'ordonner le convenable et d'interdire le blâmable.
Selon al-Ghazâlî: «Il y a une classe d'hommes qui bornent leur ambition à la science des consultations juridiques -Fatâwî-; ils peuvent ainsi fournir des moyens de droit pour toutes les espèces; pour tous les procès, pour tous les détails des affaires terrestres... Ils donnent aux connaissances conduisant à ce but le nom de (science du fiqh), (science du madhab), et s'imaginent que c'est là la même chose que la (science religieuse). Ils négligent l'étude du livre de Dieu et de la sunna du prophète. Il en est parmi eux qui raillent les savants traditionalistes; ils disent que ce sont des transmetteurs de nouvelles et des porteurs de bouquins, mais point des savants.
Ils disent que rapporter ainsi seulement ce qu'on a entendu est l'affaire des vieilles femmes et qu'il n'y a point là trace de jugement. Quand on interroge un faqîh sur des choses dont l'inobservation conduit à la damnation éternelle, il se sait quoi répondre. En revanche, il pourrait dire des volumes sur les subtilités de la casuistique, faire des distinctions raffinées à propos de cas qui ne se présenteront quasi point dans la réalité. Combien des villes ont à peine un médecin appartenant à la foi musulmane ! Cette profession est toute abandonnée aux juifs et aux chrétiens; en revanche on se presse pour étudier le fiqh et l'art des discussions juridiques ainsi que la science des différences qui existent entre les madâhib; la même ville est pleine de gens qui s'occupent à rendre des fatwâs et à donner sur n'importe quoi des consultations juridiques. On ne se fait point volontiers médecin; car la science médicale ne donne pas le moyen d'administrer des fondations pieuses, des legs et des biens d'orphelins; alors que le fiqh mène à des fonctions lucratives qui vous font plus gros que votre voisin» (13).
L'Imâm al-Ghazâlî avait distingué entre deux sciences destinées à justifier et deux causes opposées, c'est-à-dire qu'il avait séparé le fiqh de la religion.
Le fiqh est une science temporelle "cIlm al-dunyâ", science du madhab basée sur al-Furûc (la science des applications juridiques), qui interdit l'interprétation originale de la tradition du prophète (l'ijtihâd) et permet l'explication littérale du Qurcân. Cette science est destinée à enrichir les foqahâs. Par contre la science religieuse "cUlûm al-ddîn", basée sur l'étude du livre -le Qurcân- et la sunna du prophète traite des fondements de la religion musulmane qui prépare la vie au delà du temporel (14). Il y a selon al-Ghazâlî une grande différence entre un câlim et un Qâdî. Le câlim est celui qui est attaché à la religion, c'est-à-dire à l'autre monde, tandis que le Qâdî est un allié du pouvoir politique. Le premier ne s'intéresse qu'à la religion par le coeur et la prière intérieure pour s'approcher de Dieu et le deuxième s'intéresse au jâh et aux intérêts économiques de la profession qui les rapproche des souverains ('ulî al-amr) (15). Et puisque l'argent et les biens de ces derniers étaient illicites (16), les foqahâs étaient des complices du pouvoir temporel.
De ce point de vue al-Ghazâlî avait distingué entre deux pouvoirs, deux idéologies et deux états.
1-Un état qui applique strictement la loi islamique sur les sujets dans le domaine économique -les impôts-, le pouvoir politique devait être intransigeant en matière de la censure des moeurs (un principe de croyance et l'un des cinq principes fondamentaux de la société musulmane selon al-Ghazâlî).
2-Un état qui s'enrichit par l'impôt illicite et ni les souverains ('ûlî al-amr) ni les foqahâs n'appliquent la censure des moeurs.
Cette dialectique Sultan-Impôt-Foqahâs dans le projet de société d'al-Ghazâlî a été sentie profondément par les foqahâs almoravide qui ont resté légitimistes durant toute la période almoravide par le moyen des fatwâ à l'ensemble des décisions politiques, économiques et diplomatiques des souverains (17). Il n'est pas surprenant que les foqahâs aient ordonné en 1109 ap.J.C de brûler le livre d'al-Ghazâlî sur tous les territoires de l'empire pour protéger leurs intérêts professionnels, qui se résument à faire de leur connaissance de l'Islâm un métier comme les autres. Ils étaient loin des religieux qu'avait décrit Ibn Haldûn dans la Muqaddima : «Les personnages religieux ont trop grand sentiment de fierté et trop de prestige pour accepter de s'abaisser devant les grands pour obtenir un statut privilégié. Ils n'en auraient même pas le temps, car ils sont trop occupés, corps et âme, à leur noble tâche. Leurs fonctions sont trop honorables pour qu'ils puissent se résoudre au sacrifice de leur dignité. Ils ne le feront en aucun cas et, par conséquent, ne font généralement pas fortune» (18). Les foqahâs du pouvoir almoravide avaient mis tous leurs talents de juriste pour gagner leur vie, même si la religion n'est pas un moyen naturel de gagner leurs vie à cela que font allusion des hommes de lettres et des philosophes comme al-Harîrî, lorsqu'ils disent : «On gagne sa vie par le pouvoir, le commerce, l'agriculture ou les métiers» (19).
Le deuxième volet de la contribution d'al-Ghazâlî avait touché l'un des piliées de la stratégie almoravide, puisqu'au nom du devoir de la censure des moeurs, les Sanhâja ont réussi à instaurer leur autorité politique. Sur ce principe d'ordonner le convenable et d'interdire le blâmable que le maître orientale allait se montrer le plus intransigeant. Pour al-Ghazâlî: «Le vrai croyant qui soupçonne dans une maison la présence d'instruments de musique, de pièces de vin ou d'autres choses blâmables par la loi, doit y pénétrer et briser ces objets scandaleux. Quiconque a la force de supprimer le mal et manque à ce devoir est coupable devant Dieu. Le remplir est, au contraire, un mérite en comparaison duquel le Jihâd est comme un léger souffle de vent sur la mer agité» (20).
L'influence d'al-Ghazâlî sur ces disciples du Maghrib et de l'Andalousie, d'une part, par ces critiques au fiqh et aux foqahâs et d'autre part la manière d'ordonner le convenable et d'interdire le blâmable, avait crée un climat politique "Anti-Etat" au sein des intellectuels au Maghrib. De ce point de vue, le livre Ihyâ' culûm al-Ddîn avait représenté au cours de la période préparatoire un symbole et une matière de lutte contre les bases fondamentales de la dynastie almoravide, sur lesquelles al-Ghazâlî a usé de son influence à Baghdâd pour que l'investiture (Taqlîd) de Yûsuf b. Tâshfîn du titre d'Amîr al-Muslimîn wa Nâsir al-Ddîn prenne toutes les formes religieuses. Mais cette attitude qui semble contradictoire trouve son explication dans deux situations différentes. La première a été celle où l'Imâm enseigne la jurisprudence à Baghdâd et où le pouvoir almoravide était plus convaincant sur le plan politico-religieux, tandis que la deuxième période, qui a commencé dès 1105 ap.J.C, période pendant la quelle al-Ghazâlî s'est retiré du publique pour écrire son livre, coïncide avec une situation almoravide qui semble pour le moins loin des principes de leur projet de société (21).
Le projet de société d'al-Ghazâlî en matière des réformes de la morale devint une pratique publique de ses disciples, parmi eux Muhammad Ibn Tûmart. Selon Ibn Abî Zarc le réformateur a été l'un des élèves d'Abû Hâmid: «Parmi les réunions des savants où al-Mahdî acquit toutes ses connaissances se trouvait le Shayhs, l'Imâm incomparable, le célèbre Abû Hâmid al-Ghazâlî (que Dieu lui fasse miséricorde et l'agrée!), au quel il s'attacha pendant trois ans. al-Ghazâlî, en voyant al-Mahdî pour la première fois, devina son avenir, et lorsqu'il fut sorti, il dit à ses disciples : "Il n'y a pas de doute que ce berbère ne devienne souverain du Maghrib al-Aqsâ et qu'il n'y fonde un vaste et puissant empire. Il porte en lui tous les signes décrits dans la tradition. "al- Mahdî, ayant eu connaissance de cette prédiction, et quelques-uns de ses compagnons lui ayant dit que le docteur l'avait même trouvé dans son livre se consacra entièrement au leçons d'al-Ghazâlî, qu'il suivit jusqu'à ce qu'il n'eut plus rien à apprendre. Et c'est alors partit pour suivre la destinée que le Très-Haut avait dicté» (22).
Si Ibn Haldûn avait mis des doutes sur la rencontres des deux hommes (23), au contraire d'Ibn Abî Zarc (24) et Ibn cIdârî (25), l'auteur d'al-Hulal al-mûshiya avait parlé d'une contribution directe du maître oriental dans l'avènement du mouvement almohade. Après que le souverain almoravide eût ordonné de brûler et d'interdire le livre Ihyâ' culûm al-ddîn, al-Ghazâlî avait prié pour que la dynastie soit détruite par Ibn Tûmart qui était présent dans la salle (26), c'est-à-dire que Abû Hâmid ne s'oppose pas au projet de son disciple et que la lutte contre le pouvoir des Lamtûna devint une priorité des culamas.
Ibn Tûmart, disciple convaincu d'al-Ghazâlî, avait fait du principe de la censure des moeurs son cheval de bataille dès qu'il quitta l'Orient pour regagner son pays natal, comme prédicateur et comme censeur des moeurs. Partout où il passe il fait parler de lui. Avant son arrivée au sein de la société d'accueil, Ibn Tûmart s'est montré révolté de la situation de l'umma de l'Occident musulman.
Dans le bateau qui le ramenait en Ifrîqiya, le faqîh brisa des jarres de vin et obligea les passagers à faire la prière (27). A al-Mahdiya, capitale du royaume zîrîde, il causa un désordre dans la ville, en brisant jarres de vin et instruments de musique (28). Il passa ensuite à Munastîr et à Tunis où il enseigna aux talabas (étudiants) le cilm (la science religieuse) (29). Mais Ibn Tûmart, originaire d'un petit village nommé Ijlî au sud de Marrakech, région de la société d'accueil Masmûda et le fief du pouvoir almoravide, avait dit à ses compagnons selon l'historiographe du mouvement al-Baydaq: «Nous nous dirigerons vers le Maghrib, s'il plaît à Allâh» (30), comme si le faqîh de Sûs, de la tribus Hargha et disciple d'al-Ghazâlî l'ennemi des Almoravides, ne faisait que passer à travers le Maghreb pour le Maghrib al-Aqsâ.
A Constantine, province des Hammadîdes, tenue par le gouverneur Sabc fils du souverain al-cAzîz, Ibn Tûmart avait continué d'enseigner la science religieuse (31). Dès son arrivée à Bijâya, il s'installa à la Mosquée du Myrte (Masjid al-Ryhâna), tout en interdisant "aux habitants de porter des sandales aux lanières dorées, les turbans de l'époque du paganisme; il défendit aux hommes de revêtir les tuniques dite (futûhiyât) (32).
Deux incidents ont fait d'Ibn Tûmart le disciple et l'activiste de la branche la plus radicale des culamas musulman :
1-A l'occasion de la fête de la rupture du jeûne (al-cîd al-Saghîr), la foule mêlée sans distinction de sexe révolta l'Imâm «puis vint se placer au milieu d'eux, donna des coups de bâton à droite et à gauche et les dispersa» (33).
2-A Mallala, petite ville dans la banlieue de Bougie où les fils d'al-cAzîz lui ont bâti un oratoire, le faqîh arriva un jour à la porte de la Mer (Bâb al-Bahr), brisa les jarres de vin, ce qui a entraîné une réaction violente des esclaves de Sabc le Hammadîde, puisque la police des moeurs (la hisba) était une fonction administratif, tandis que Ibn Tûmart la considère comme une fonction des culamas musulmans (34). Ces incidents poussèrent le souverain hammadîde à l'expulser de la ville.
Passant par Mattîja, al-Ahmâs, Malyâna, Wanshrîs, Ibn Tûmart arriva à la grande ville de Tlemcen, où il séjourna un moment pour enseigner la science religieuse et il s'attaqua en même temps aux instruments de musique (35). Les mêmes actions se reproduisent à Oujda, Sâc, Garsîf et Qallal (36).
A Fès, Ibn Tûmart s'installa avec ses compagnons à la Mosquée Ibn Ghannân puis à la Mosquée d'Ibn al-Maljûm et enfin à la Mosquée Batriyâna. Au cours de son séjour à Fès, il avait ordonné à ses compagnons de détruire les instruments de musique qui se trouvaient sur le marché de la ruelle nommée Bazqâla (37).
De Fès, le faqîh et ses compagnons ont regagné Marrakech, passant par Meknès et Salé. Au cours de son voyage il a enseigné le cilm (science religieuse) et a insisté sur la censure des moeurs (38). Dès son arrivée à Marrakech, capitale des Almoravides qui ont interdit le Kitâb Ihyâ' culûm al-ddîn dans les Mosquées et persécuté ces fidèles, Ibn Tûmart ne tarda pas à se manifester contre l'autorité politique et contre les foqahâs malikites. Après un séjour à la Mosquée de Tuba puis à la Mosquée de cAliy b. Yûsuf, l'affrontement a eu lieu au sein de la Mosquée, lors d'une protestation du faqîh contre cAliy b. Yûsuf qui portait le voile selon une ancienne tradition des Sanhâja du désert. Après des jours à la Mosquée cArafa, Ibn Tûmart a été invité au débat théologique (al-Munâdara) organisé par le souverain qui allait réunir les foqahâs de son royaume pour faire face à la menace politique que représente Ibn Tûmart. Ce dernier est sorti vainqueur de la Munâdara. Les foqahâs malikites à leur tour faisaient appel à l'autorité politique pour mettre fin à la menace d'Ibn Tûmart (Sâhib al-dirham al-murabac ou al-murakan). Expulsé de la capitale Marrakech, Ibn Tûmart regagna la société d'accueil qui allait lui fournir l'aide contre le pouvoir almoravide (39).
La période de l'effort politique avait réuni trois forces de contestations dirigées contre le pouvoir qui pèse sur la société d'accueil sur le plan fiscal, et qui a privé les montagnards de leur espace stratégique ou vital. Toute en interdisant l'accès sur ces territoires au livre d'al-Ihyâ' qui allait servir comme moyen de contestation contre les Almoravides, seuls détenteurs du pouvoir dans l'Occident musulman farouchement opposés à l'idée de réformer les moeurs.
La liaison société d'accueil et ses besoins/ élites des tribus/ contribution des culamas Nord-africain avait fourni les deux facteurs fondamentaux de la mise en place du pouvoir : à savoir le réformateur (Ibn Tûmart et son projet de société) et la société d'accueil (les tribus Masmûda) persécutée par le système fiscale almoravide.
(1)-Hujat al-Islâm = La preuve décisive de l'Islâm, titre honorifique donné au grand docteur et philosophe Abû Hâmid al-Ghazâlî.
(2)-Sur l'organisation politique des tribus du Haut Atlas voir :
-cALASH Mhamâdî, Nizâm al-hukm cinda al-Muwahidîn, thèse du IIIe cycle, Rabat, 1984, p., 25 sq.
-TERRASSE Henri, Histoire du Maroc des origines à l'établissement du protectorat français, édit., Atlantide, Casablanca, 1950, p., 273.
(3)-N: Le réformateur Ibn Yâsîn comme producteur d'un discours parle pour lui-même et pour les groupes au nom desquels il est "autorité" à parler, ces une condition indispensable pour annoncer de grandes mutations politiques et doctrinales.
(4)-IBN ABÎ ZARc, al-Anîs al-mutrib..., p., 126.
-GANOUN cAbd Allâh, Dikrayât mashâhir rijâl al-Maghrib, édit., Dâr al-Kitâb al-Lubnânî, Beyrouth, s.d., p., 35.
(5)-N: La pacification à distance avait permis au pouvoir almoravide de garder un certain équilibre dans la région, le temps que ce même pouvoir ne se trouve pas devant un manque de source économique et l'accroissement des dépenses centrales, une situation ou le fisc ne prend pas des proportions considérables hors des Impôts légaux, c'est-à-dire que la pacification à distance d'Ibn Yâsîn, d'Abû Bakr b. cUmar et de Yûsuf b. Tâshfîn avait mis les Masmûda devant un fait accompli, et la trêve de cette période était un compromis entre les nouveaux maître du Maghrib al-Aqsâ et la société d'accueil. Les actes concrets qui expliquent cette orientation politique ne manque pas. Au moment ou Abû Bakr b. cUmar a délégué le pouvoir à Yûsuf b. Tâshfîn, les Masmûda étaient au sein du groupe comme témoins (ANONYME, al-Hulal al-mûshiya..., p., 40), ainsi leur présence dans le choix du terrain de Marrakech (ANONYME, al-Hulal al-mûshiya..., p., 16). Yûsuf b. Tâshfîn à son retour avait prie l'initiative de recruter les Masmûda au sein de son armée dès 461 de l'Hégire (ANONYME, al-Hulal al-mûshiya..., pp., 26-86. Ibn ABÎ ZARc, al-Anîs al-mutrib..., pp., 139-142). Il avait aussi conseillé à son fils de conduire la stratégie de la pacification à distance (ANONYME, al-Hulal al-mûshiya..., p., 83). Mais cette stratégie de pacification, en tenant compte de la lettre de Yûsuf b. Tâshfîn et des événements qui ont duré pendant le règne de son fils, était destinée au Masmûda d'al-fahs et nom à la société d'accueil (Masmûda d'al-jabal) d'Ibn Tûmart (sur les deux régions voir: ANONYME, al-Hulal al-mûshiya fî dikr al-ahbâr al-Murrâkushiya..., pp., 15-16. ANONYME, al-Istibsâr fî cajâ'ib al-amsâr..., p., 209). cALASH Mhamadî, Nizâm al-hukm cinda al-Muwahidîn..., p., 26. Voir aussi Risâlat min Yûsuf b. Tâshfîn ilâ ibnihi, éd., par MONES Hussain, dans Majallat al-Machad al-Misrî, Madrid, N° 1-2, T., II, 1956).
(6)-ANONYME, al-Hulal al-mûshiya..., p., 23.
(7)-IBN HALDÛN cAbderrahmân, al-cibar..., T., VI, p., 298.
-RÂBITAT al-Ddîn Mohamed, al-'usus al-Jughrafiya li-al-harakati al-Tûmartiya, dans Majallat Târîh al-Maghrib, Rabat, N° 2, 1986.
-TAOUFIQ Ahmed, al-Mujtamac al-Maghribî fî al-qarn XIX, pub., Kulliyat al-'Âdâb, Rabat, 1983, pp., 56-57. (Voir l'introduction historique).
Ces auteurs cités à titre indicatif ont attiré l'attention sur la situation des lieux des montagnes marocaines, ainsi que sur l'importance des facteurs économiques dans les bouleversements politiques du Maroc (voir l'excellent ouvrage de PASCON Paul, le Haouz de Marrakech). Par contre cAZADDÎN Mûsâ (al-Nnashât al-iqtisâdî fî al-Maghrib al-Islâmî fî al-qarn VI H, édit., Dâr al-Shurûq, Beyrouth, 1983, pp., 133 sq-340), dans le cas des Masmûda a exclu les facteurs économiques. Les villes et les chateaux forts médiévaux étaient liés économiquement aux espaces qui les entourent ce qui explique en grande partie les techniques des sièges militaires de Fès, Marrakech, Tlemcen etc..., par les mouvements et les souverains pendant les périodes des conquêtes. A ce titre l'analyse de OUMLIL Ali (Ibn Khaldûn et la société urbaine, Actes du 2 colloque de l'A.T.P., "Espace socio-culturels et croissance urbaine dans le monde arabe", Tunis, 12-18 mars 1979, pub. sous le titre: La ville arabe dans l'Islâm, histoire et mutations, CNRS, Paris, 1982, pp., 39 à 44) a parfaitement mis l'accent sur la complémentarité de l'économie urbaine avec celui de la bâdiya (campagne), on peut à cet égard imaginer les réactions des uns et des autres et les tentatives de l'état orientées à pacifier la campagne et la résistance de la bâdiya au pouvoir central.
(8)-N: Les déplacements des tribus de l'espace traditionnel aux territoires de base au moment des conquêtes ont été sans aucun doute en grand nombre d'après les descriptions des chroniqueurs arabes. Un dossier qui reste à examiner.
(9)-Sur le tableau géographico-économique du Grand Atlas occidental, voir en particulier les ouvrages des historiens et géographes arabes parmi eux :
-AL-BAKRÎ Abû cUbayd, al-Mughrib..., pp., 160 à 161.
-AL-IDRÎSÎ, Nuzhat al-mushtâq "Wasf Ifrîqiya al-shamâliya wa al-sahrâwiya", éd., PEREZ Henri, édit., Imprimerie officielle, Alger, 1957, pp., 42 à 45 et 49.
-AL-HIMYARÎ, al-Rawd al-mictâr fî habar al-aqtâr, éd., par IHSÂN cAbbâs, édit., Maktabat Lubnân, Beurouth, 1984.
-ANONYME, al-Istibsâr fî cajâ'ib al-amsâr, éd., par ZAGLOUL cAbd al-Hamîd, édit., Dâr al-Nnashr al-Maghribiya, 1985, p., 211
-Article de cAWAD Hasan, Les montagnes marocaines, dans R.G.M., N° 33, 1970, p., 20.
(10)-N : A en croire une indication d'al-Idrîsî la coalition Masmûda-Zamâta avait chassé les Sanhâja du nord vers le désert proche d'al-Bahr al-Mudlim (l'Atlantique). IDRÎSÎ, Wasf Ifrîqiya al-shamâliya wa al-sahrâwiya..., p., 36.
(11)-IBN HALDÛN cAbderrahmân, al-cIbar..., p., 299.
-N: Le refus des tribus Masmûda à la légitimité de l'autorité almoravide coïncide avec une situation économique des territoires traditionnels, qui a été rendus plus grave par le fisc almoravide et les orientations politiques des souverains. cAliy b. Yûsuf b. Tâshfîn avait conduit quatre interventions militaires en Andalousie (territoires de Jihâd) au lieu de répondre aux besoins des tribus montagnardes (ANONYME, al-Hulal al-mûshiya..., pp., 86-87. cABD AL-cAZÎZ Sâlim, Qurtuba hâdiratu al-hilâfati al-islâmiya, édit., Dâr al-Nnahda al-cArabiya, Beyrouth, 1971, T., I, p., 143), au fur et à mesure que la situation devint explosive les souverains almoravides avaient confié la pacification des tribus au gouverneur de Sûs (exp., Abû Bakr b. Warbîl) et au milice chrétienne (ANONYME, al-Hulal al-mûshiya..., p., 102), jusqu'à ce que cAliy b. Yûsuf ait pris la décision de faire construire des forterresses autour de jabal Darn (sur ce nom Darn = Haut-Atlas, voir AL-BAKRÎ, al-Mughrib..., p., 160. AL-IDRÎSÎ, Nuzhat al-mushtâq..., pp., 42-45. ANONYME, al-Istibsâr fî cajâ'ib..., p., 211) pour obliger les Masmûda à se soumettre à l'autorité centrale. On peut imaginer les conséquences de ce désastre sur le commerce et l'agriculture.
(12)-Sur ce personnage voir :
-AL-cABBÂS b. al-Fadl Ahmad b. Ibrâhîm al-Murrâkushî, al-Aclâm biman hala Murrâkusha wa Aghmât mina al-Aclâm, édit., al-Matbaca al-Malakiya, Rabat, 1975, p., 275.
(13)-Texte d'Abû Hâmid al-Ghazâlî traduit par BEL Alfred, La religion musulmane en Berbèrie. Esquisse d'histoire et de sociologie religieuses, édit., Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1938, pp., 228 à 229.
(14)-AL-GHAZÂLÎ Abû Hâmid, Ihyâ' culûm al-Ddîn, édit., le Caire, T., I, 1939, pp., 33-38.
-BEL Alfred, La religion musulmane en Berbèrie..., pp., 228 à 229.
(15)-AL-GHAZÂLÎ Abû Hâmid, Ihyâ' culûm..., T., I, pp., 39-64-67. T., II, pp., 140-142. T., III, pp., 290-316.
-BEL Alfred, La religion musulmane..., p., 228.
(16)-AL-GHAZÂLÎ, Ihyâ' culûm al-Ddîn..., T., II, pp., 134-138.
-KABLY Mohamed, Ramz al-ihyâ' wa qadiyat al-hukm fî al-Maghrib al-wasît, dans Murâjacât hawla al-Mujtamac wa al-Taqâfa bi-al-Maghrib al-wasît, édit., Tûbqâl, Casablanca, 1987, pp., 46 à 47.
(17)-Sur l'alliance groupe du pouvoir-groupe du savoir voir:
-ANONYME, al-Hulal al-mûshiya..., pp., 82-90.
(18)-IBN HALDÛN cAbderrahmân, al-Muqaddima. Extrait "Economie politique", trad., par MONTEIL Vincent, les éditions de la méditerranée, Beyrouth, 1981, p., 27.
(19)-IBN HALDÛN cA., al-Muqaddima. Extrait "Economie politique"..., p., 13
(20)-Cité par GOLDZIHER I., dans don introduction au livre d'Ibn Tûmart, Acaz mâ yutlab, édit., Luciani, Alger, 1903, p., 88.
-Sur le vin voir: AL-GHAZÂLÎ, Ihyâ' culûm al-Ddîn..., T., II, pp., 166-168.
(21)-Risâlat al-Ghazâlî ilâ Yûsuf b. Tâshfîn wa risâlat al-Tartûshî ilâ Yûsuf b. Tâshfîn, éd., par AL-MANOUNI Mohamed, dans Majallat al-Watâ'iq, T., I, pp., 204-220.
-BEL Alfred, La religion musulmane en Berbèrie..., pp., 229-230.
(22)-IBN ABÎ ZARc, al-Anîs al-mutrib..., p., 172, tx., fr., p., 243.
(23)-IBN HALDÛN cAbderrahmân, al-cIbar..., p., 302.
(24)-IBN ABÎ ZARc, al-Anîs al-mutrib..., p., 172. tx., fr., p., 243.
(25)-IBN CDÎRÎ, al-Bayân al-Mughrib..., partie almohade..., p., 33 (voir le témoignage d'Abû Bakr b. al-cArabî sur al-Mahdî en Orient).
(26)-ANONYME, al-Hulal al-mûshiya..., p., 105.
(27)-BOUROUIBA Rachid, cAbd al-Mu'min flambeau des Almohades, édit., S.N.E.D., Alger, 1974, p., 12.
(28)-IBN AL-ATÎR, al-Kâmil fî al-târîh, trad., par FAGNAN, Annales du Maghreb et de l'Espagne, Alger, 1901, p., 528.
(29)-AL-BAYDAQ, Ahbâr al-Mahdiy Ibn Tûmart wa bidâyat al-Muwahidîn, trad., par LEVI-PROVENçAL Evariste, édit., Paul Geuthner, Paris, 1928, tx., fr., p., 75.
(30)-Ibid., p., 76.
(31)-AL-BAYDAQ, Ahbâr al-Mahdiy..., tx., fr., pp., 77-78.
(32)-Ibid., tx., fr., pp., 78-79.
(33)-AL-BAYDAQ, Ahbâr al-Mahdiy..., tx., fr., tx., fr., p., 79.
(34)-AL-BAYDAQ, Ahbâr al-Mahdiy..., tx., fr., p., 80.
(35)-AL-BAYDAQ, Ahbâr al-Mahdiy...,tx., fr., pp., 57-59-60.
(36)-AL-BAYDAQ, Ahbâr al-Mahdiy..., tx., fr., pp., 61-63.
(37)-Ibid., 63-65.
(38)-Ibid., p., 67.
(39)-AL-BAYDAQ, Ahbâr al-Mahdiy..., tx., fr., pp., 67-69..