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Histoire du Maghreb تاريخ المغرب الكبير

Extrait de la Muqaddima d’Ibn Khaldûn

Ce texte est extrait de la Muqaddima d'Ibn Khaldûn(Discours sur l'Histoire universelle), traduit par Vincent Monteil, ed. Sindbad, 1997.

Le chant (ghinâ') est l'arrangement musical (talḥîn) de vers scandés en coupant les sons selon des proportions régulières et connues, de sorte que chacun d'eux devienne une note (naghma). Ces notes se combinent ensuite les unes avec les autres dans des rapports déterminés, pour impressionner agréablement l'oreille par leur harmonie (tanâsub) et la qualité des sons. Voici comment: comme on l'explique dans la science musicale (al-mûsîqâ), il y a, entre les sons, des intervalles déterminés - l'un peut-être la moitié, le quart, le cinquième ou le onzième d'un autre.

Quand ces intervalles parviennent à l'oreille, ils passent du simple au complexe. Or, toute combinaison (tarkîb) n'est pas agréable à entendre: seuls certaines le sont, qu'ont énumérées et décrites les musicologues.

Cette modulation des notes chantées peut s'accompagner d'autres sons rythmiques, produits par des instruments à percussion ou à vent. Le plaisir de l'auditeur en est accru. Au Maghreb, on se sert aujourd'hui de plusieurs instruments. Telle est la shabbâba, qui est une espèce de flûte (mizmâr) faite d'un roseau percé de trous. On souffle dedans, et le son sort par les trous. On règle en mettant ses doigts des deux mains sur ses orifices, de façon à produire les intervalles convenables entre les notes et à les combiner harmonieusement. C'est cette harmonie qui est agréable à l'oreille. Il y a aussi le haubois (zulâmî), qui est un roseau formé de deux morceaux de bois creusés et assemblés, avec beaucoup de trous. On souffle dedans par un petit tuyau et l'on obtient un son perçant. On en joue avec ses doigts placés sur les trous, comme pour la shabbâba.

Un des meilleurs instruments à vent de nos jours, c'est le buccin (bûq). C'est un tuyau de cuivre creux, long d'une coudée, à l'ouverture évasée, dont le diamètre est moins large que la main. On souffle dedans par un étroit goulot, qui produit un son grave et fort. Il a aussi plusieurs trous, et l'on en joue en plaçant ses doigts dessus, ce qui donne des airs agréables.

Il y a aussi les instruments à cordes, qui sont creux à l'intérieur. Ils peuvent être en segment de sphère, comme le barbiton (barbaṭ) ou le rebec (rabâb), ou de forme carrée, comme le tympanon (qânûn). Les cordes sont fixées, sur le plat de l'instrument, à des chevilles (dasâtîr) mobiles, qui permettent de les relâcher ou de les tendre. On les frappe avec un plectre en bois, ou un archet fait d'une autre corde attachée aux eux extrémités d'un arc et frottée avec de la cire ou de la résine (kundur). On forme les notes en variant la pression de la main qui guide l'archet, ou en faisant passer celui-ci d'une corde à l'autre. De plus, dans tous les instruments à cordes, on peut se servir des doigts de la main gauche pour agir sur les extrémités des cordes et en tirer des sons harmonieux et agréables. On peut encore battre des tambours de cuivre avec des baguettes, ou entrechoquer des morceaux de bois pour indiquer le rythme. tout cela fait naître le plaisir musical.

De quelle façons? On sait quee le plaisir (ladhdha) consiste à obtenir quelque chose d'agréable. C'est une question de perception (idrâk) sensorielle particulière: agréable, si elle est harmonieuse et convenable; désagréable, si elle est incompatible ou discordante. C'est ainsi qu'un aliment est délicieux, si sa qualité est en rapport avec le sens du goût. Il en est de même pour le toucher. Les parfums suaves sont ceux qui correspondent aux vapeurs de l'esprit cordial (qalbî), à qui les transmet le sens de l'odorat. Les plantes et les fleurs odorantes sont plus agréables à respirer, parce que leur chaleur dominante est l'humeur de l'esprit cordial. De même les impressions agréables de la vue et de l'ouïe sont causées par des formes et des modalités harmonieuses.

Soit un objet visible de formes harmonieuses, en rapport étroit avec la matière dont il est fait: il exprimera beauté et agrément et produira, sur celui qui le perçoit, un sentiment de plaisir. C'est pourquoi les grands amoureux disent que leur esprit se confond avec celui de l'objet aimé. C'est l'idée qu'expriment les philosophes, en disant que l'existence (wujûd) est partagée par tout ce qui existe (al-mawjûdât). Ce qui fait que chacun voudrait s'unir à tout ce qui lui semble parfait.

Comme le corps humain est ce qui est le plus sensible à l'homme, et l'objet dont la beauté des proportions est la plus facile à saisir, c'est dans les lignes et dans les sons de la voix humaine qu'il trouvera le sentiment esthétique le plus élevé. Il est dans la nature de l'homme de rechercher la beauté dans ce qu'il voit et ce qu'il écoute. A l'oreille, toute beauté naît de l'harmonie et de l'accord entre les sons. En effet, les sons ont plusieurs timbres. Ils peuvent être bas ou hauts, doux ou forts, vibrants ou étouffés, etc. Leur harmonie (tanâsub) est ce qui produit la beauté. D'abord, le passage doit se faire, non pas brutalement, mais progressivement, d'un son déterminé à un autre - différent ou semblable: l'intervalle entre eux doit être comblé. Il en est en musique comme pour le langage, qui ne tolère pas les combinaisons de sons discordants ou trop voisins. D'autres part, les sons doivent être séparées par des intervalles harmonieux - pour pouvoir passer de l'un à sa moitié, son tiers ou toute autre fraction sans encombre. Les musicologues en ont établi les règles, selon lesquelles les sons sont harmonieux et agréables.

L'harmonie musicale peut-être simple. Beaucoup de personnes sont douées pour le percevoir et n'ont besoin d'aucune instruction particulière. Les uns ont le sens inné de la mesure des vers, d'autres saisissent aussitôt le rythme d'une danse. On dit, vulgairement, qu'ils ont (de l'oreille pour) le "manège" (miḍmâr). C'est le cas des lecteurs du Coran, qui le psalmodient en modulant leur voix comme une flûte: leur débit est si harmonieux qu'on les écoute avec ravissement.

L'harmonie peut aussi être le résultat de la composition (tarkîb) musicale, qui n'est pas à la portée de tout le monde, pas plus en théorie qu'en pratique. C'est l'art de la mélodie (talḥîn) qui fait partie de la musique: nous en traiterons au chapitre des sciences.

L'imâm Mâlik désapprouve de "chanter" le Coran, ce que permet l'imâm Ash-Shâficî. Mais il ne s'agit pas ici de l'art (profane) de la mélodie musicale, qui est certainement unanimement défendu, comme n'ayant rien de commun avec le Coran. En effet, pour lire le Coran à haute voix, il faut ménager son souffle pour bien allonger ou non les voyelles - ce qui est aussi le cas pour le chant. Mais les deux choses sont incompatibles. La récitation du Coran doit passer avant tout, pour éviter tout risque d'altération de la tradition ancienne. Il est donc tout à fait impossible de combiner, pour le Coran, la mélodie avec l'articulation proporement dite. S'il y a désaccord sur ce point, c'est uniquement en ce qui concerne les lecteurs qui ont l'oreille juste: ceux-ci peuvent-ils réciter le texte sacré en imprimant à leur voix certaines cadences harmonieuses, qui sonneront comme de la musique à l'oreille des experts comme des ignorants? C'est précisément de cela qu'on discute. Il est évident qu'on devrait s'en abstenir et que l'imâm Mâlik a raison. Car le Coran est un livre redoutable, qui rappelle à l'homme la mémoire de la mort et de l'au-delà. Il ne doit pas être un prétexte à faire de la belle musique. C'est avec crainte que les Compagnons du Prophète le récitaient, comme nous l'apprend leur histoire. Si Mahomet a dit un jour: "Il a reçu en partage une des flûtes mizmâz de la famille de David", il n'a pas voulu faire allusion à la musique instrumentale, mais seulement à la belle voix d'un lecteur du Coran, sa prononciation correcte, à son articulation claire et bien détachée.

Maintenant qu'on a vu en quoi consiste le chant, il faut préciser qu'il apparaît, dans une société policée, à un certain degré de prospérité, lorsque les gens passent l'économie de subsistance à la satisfaction et à la diversification du superflu. Alors, l'art du chant est un objet recherché par ceux qui n'ont plus à se soucier de gagner leur vie ou de pourvoir à leur logement, maiss ont l'esprit libre et ne pensent qu'à leurs plaisirs. Avant l'islâm, chez les peuples étrangers, la musique était en grand honneur dans les villes, surtout à la cour des princes. Les rois de Perse s'intéressaient fort aux musiciens, qu'ils recevaient dans leur entourage, admettaient à leurs réunions et faisaient chanter. Encore aujourd'hui, c'est ce qui se fait partout, chez tous les étrangers.

Les Arabes, eux, ne connaissaient au début que la poésie. C'est-à-dire qu'ils répartissaient leur discours en parties égales, de proportions harmonieuses, avec un rapport constant de brèves et de longue. Ensuite, chacune de ces parties - ou vers (bayt) - devait avoir un sens complet, indépendant des autres. L'agrément de la poésie est dû à la divisions en vers, à l'harmonieuse disposition des rimes, à l'accord entre la pensée et son expression. Les Arabes apprécient fort la poésie. Son harmonie lui valait quelque titre de noblesse. Ils avaient fait - et ils font toujours-, de la poésie, le recueil (dîwân) de leur histoire, de leur sagesse et de leur noblesse, et la pierre de touche de leur don naturel d'expression, de leur aptitude à trouver le meilleur style.

L'harmonie tirée des vers et des rimes n'est qu'une goutte dans l'océan des sons - et il existe toute une littérature sur la musique. Mais les Arabes bédouins ne connaissaient d'autre art, d'autre science, que leur poésie. Les chameliers chantaient et les jeunes gens aussi, pour passer le temps. Ils fredonnaient, ce qui s'appelle "chanter", quand il s'agit de vers. S'il était question de l'unicité de Dieu (tahlîl), ou de récitation (du Coran), on appelait cette sorte de psalmodie taghbîr - mot qu'Abû-Isḥaq Az-Zajjâj traduit par "ce qui rest", c'est-à-dire l'Autre Monde.

Quand les Arabes chantaient, ils se servaient parfois aussi d'un mode harmonique simple appelé sinâd, d'après certains auteurs tels qu'Ibn Rashîq, à la fin de son Kitâb al-cUmda. La plupart de leurs airs étaient d'un rythme plus léger, le hazaj, pour la danse et la marche, au son des flûtes et des tambourins: c'est un mouvement vif et gai. Toutes ces musiques sont très simples et probablement naturelles, sans qu'il soit nécessaire de les apprendre. Telle fut la coutume des Arabes bédouins avant l'islâm. Ensuite, ce fut la conquête musulmane. Les Arabes prirent la terre et le pouvoir aux étrangers. Ils gardèrent leur comportement bédouins et leurs habitudes frugales, mais avec la nouveauté de l'islâm et la sévérité d'une religion qui désapprouve l'oisivité et les occupations frivoles. Par suite, le chant fut limité à la psalmodie du Coran et à la modulation des vers, selon leur usage traditionnel: telles furent leurs seules distractions musicales. Là-dessus, le butin de la conquête leur apporta luxe et prospérité. Ils menèrent grand train et apprécièrent le loisir. Les chanteurs quittèrent les Persans et les Byzantins, pour venir au Ḥijâz comme clients des Arabes. Ils chantaient au son des luths, des pandores, des harpes et des flûtes. Les Arabes se mirent à chanter leurs poèmes sur leurs airs. À Médine, Nashîṭ al-Fârisî figura avec Ṭuways et Sâ'ib Khâthir, l'affranchi de cAbd-Allâh b. Ja'far. Ils écoutèrent les poèmes des Arabes et les mirent en musique, sur des airs qui devinrent célèbres. Ils furent les maîtres de Macbad et de sa troupe, d'Ibn Surayj et des siens. L'art du chant fit de grands, de continuels progrès. Sous les 'Abbasides, il atteignit à la perfection avec Ibrâhîm b. Al-Mahdî, Ibrâhim Al-Mawṣilī, Isḥâq fils de celui-ci, et Ḥammâd fils d'Ishâq. Les concerts de Bagdad à cette époque sont restés célèbres. En ce temps-là, les jeux et les divertissements étaient sans trêve. Les mouvements des danseurs, avec leurs vêtements et leurs baguettes, étaient réglés sur des chansons. La danse devint une distraction à part. Les danseurs portaient des robes auxquelles on fixait des chevaux de bois (à jupon) appelés kurraj. Ils représentaient alors un carrousel et ils s'escrimaient comme à un tournoi. Il y avait d'autres jeux pour les banquets, les noces, les fêtes et les autres divertissements. Tout cela était répandu à Bagdad et dans les villes de l'Irâq, d'où les autres pays l'empruntèrent à leur tour.

Les Mawṣilides avaient un page, nommé Ziryâb, qui avait appris à chanter. Il fit de tels progrès qu'ils en devinrent jaloux et l'expédièrent en Occident. Il se rendit auprès de l'émir andalou Al-Ḥakam b. Hishâm b. cAbd-ar-Raḥmân Ier, qui lui fit grand accueil. Il se rendit à cheval à se rencontre, le couvrit de présents, de concessions et de pensions, lui fit place à sa cour au nombre de ses intimes. Ziryâb laissa en héritage à l'Espagne la connaissance de la musique, qui s'y transmit aux Reyes de Taifas. À Séville, elle était très prisée et, après le déclin de cette ville, elle passa en Tunisie et au Maghreb, dans les villes, où il en reste encore quelques traces, malgré la décadence et l'affaiblissement des emprires.

L'art du chant est le plus civilisé de tous, parce qu'il représente le point culminant d'une profession de luxe, qui n'a d'autre objet que le loisir et le divertissement. Il est aussi le premier à disparaître, quand une civilisation est sur son déclin. "Dieu est le Créateur et l'Omniscient" (XV, 86).

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