7 Septembre 2008
S'attaquer aux hommes en s'emparant de leur argent, c'est leur ôter la volonté de travailler pour en acquérir davantage ; car
ils voient qu'à la fin on ne leur laissera plus rien. Quand ils perdent l'espoir de gagner, ils cessent de travailler, et leur découragement sera toujours en proportion des vexations qu'ils
éprouvent ; si les actes d'oppression ont lieu souvent et atteignent la communauté dans tous ses moyens d'existence, on renoncera tout à fait au travail, parce que le découragement sera complet.
Si ces actes se produisent rarement, on s'abstiendra moins de travailler. Or la prospérité publique et l'activité des marchés dépendent des travaux auxquels les hommes se livrent et de leurs
allées et venues dans la poursuite du bien-être et des richesses.
Quand le peuple ne travaille plus pour gagner sa vie et qu'il renonce aux occupations dont on tire du profit, le marché de la prospérité publique finit par chômer, le désordre se met dans les
affaires, et les hommes se dispersent pour chercher dans d'autres pays les moyens d'existence qu'ils ne trouvent plus dans le leur ; la population de l'empire diminue, les villages restent sans
habitants, les villes tombent en ruines. Cela jette la désorganisation dans l'empire, qui, étant comme la forme de la prospérité publique, doit nécessairement se décomposer quand la
matière de cette prospérité s'altère.
Voyez ce que Masoudi, en traitant de l'histoire des Perses, dit du moubedan, ou chef de la religion, qui vivait sous le règne de Behram, fils de Behram. Il raconte la manière dont ce moubedan s'y
prit pour reprocher au roi l'injustice de son gouvernement et l'indifférence qu'il montrait pour certains abus dont les suites pourraient être fatales à l'empire, en plaçant, sous la forme d'un
apologue, ses avertissements dans la bouche d'un hibou. Le roi, ayant entendu les cris d'un hibou, demanda ce que l'animal disait, et le moubedan lui répondit : « Un hibou mâle voulut épouser une
femelle de son espèce ; elle y consentit moyennant un don de cent villages tombés en ruine sous le règne de Behram, afin, disait-elle, que je puisse y crier à mon aise. Il accepta la condition et
lui dit : « Tant que ce roi régnera, je pourrai mettre mille villages à votre disposition ; je n'aurai pas de peine à les trouver ». Le roi, dont ces paroles avaient éveillé l'attention, se
retira à l'écart avec le moubedan et lui en demanda l'explication. « Sire, lui répondit-il, un roi n'est vraiment grand que quand il s'appuie sur la religion, se résigne à la volonté divine et se
conforme, dans toutes ses actions, aux ordres et aux prohibitions de Dieu. Or la religion ne peut se soutenir que par la royauté ; la force de la royauté est dans ses troupes ; pour entretenir
des troupes, il faut avoir de l'argent ; pour se procurer de l'argent, il faut cultiver la terre ; point d'agriculture sans une juste administration ; la justice, c'est une balance que Dieu a
établie au milieu de ses créatures et à laquelle il a donné un soutien, qui est le roi. O roi ! tu as enlevé des terres à ceux qui les possédaient et les cultivaient, à des gens qui payaient
l'impôt foncier et de qui tu tiens ton argent ; tu as concédé ces terres à tes courtisans, à tes serviteurs, à des gens désœuvrés, qui ont négligé de les cultiver, à des hommes sans prévoyance et
n'ayant aucune connaissance de ce qui convient à la bonne administration d'une ferme. Comme ils approchent du souverain, on les a dispensés d'acquitter l'impôt et l'on a obligé, très injustement,
les contribuables et les cultivateurs à payer la différence. Aussi ces malheureux ont-ils quitté leurs terres et abandonné leurs maisons pour aller s'établir sur d'autres terres situées au loin,
dont la culture offre de grandes difficultés. Cela a eu pour résultat le déclin de l'agriculture, la ruine des fermes, l'appauvrissement du trésor public, l'affaiblissement de l'armée et la
misère du peuple. Aussi les rois tes voisins se flattent-ils de pouvoir s'emparer de la Perse, sachant qu'elle a perdu toutes les ressources qui sont essentielles au maintien d'un empire ». Le
roi, ayant écouté ces paroles, se mit à examiner l'état du royaume ; il ôta les terres aux courtisans pour les rendre aux anciens propriétaires, qui, placés ainsi dans les mêmes conditions
qu'auparavant, se mirent à cultiver de nouveau. De cette façon, ceux qui étaient pauvres devinrent riches, le pays se couvrit de moissons, l'argent afflua chez les percepteurs, l'armée redevint
formidable, tous les abus d'autorité furent extirpés, et les villes frontières se remplirent d'approvisionnements. Le roi, ayant continué à diriger en personne l'administration de l'État, jouit
d'un règne heureux et rien ne troubla plus l'ordre de l'empire. Cette anecdote nous fait voir que l'injustice amène la ruine de l'agriculture et que le dépeuplement du pays réagit sur le
gouvernement, dont il détruit les ressources et précipite la chute. Il ne faut pas faire attention à (une *96 objection qu'on pourrait faire ; savoir, que) des actes d'oppression ont eu lieu dans
les grandes villes de divers empires, sans que cela les ait ruinées. Le tort que ces villes en éprouvent a pour mesure le rapport qui existe entre ces actes et les moyens dont les habitants
peuvent disposer. (Nous voulons dire que) si la ville est grande, ayant une nombreuse population et des ressources très abondantes, le dommage qu'une administration injuste peut lui causer sera
léger d'abord ; il ne se développera que par degrés et d'une manière presque insensible, car les vastes ressources de la ville et l'abondance de ses produits industriels empêcheront, pendant un
temps assez long, d'apercevoir les effets désastreux de l'oppression. Aussi, avant que la ville devienne un monceau de ruines, ce gouvernement inique peut être remplacé par un autre qui, favorisé
par la fortune, restaurera la capitale et remédiera au mal secret qui la minait et dont on s'était à peine aperçu. Au reste, cela arrive très rarement. On comprendra par ce que nous venons de
dire que le déclin de la prospérité publique est une conséquence nécessaire de l'oppression et que c'est l'État qui en pâtit. Il ne faut pas supposer que l'oppression consiste uniquement à
enlever de l'argent, ou une propriété à son possesseur sans un juste motif et sans accorder un dédommagement, bien que ce soit là l'opinion généralement reçue. L'oppression a une signification
beaucoup plus étendue : celui qui prend le bien d'autrui, qui lui impose des corvées, qui exige de lui un service sans y avoir droit, qui le soumet à un impôt illégal, est un oppresseur ; les
percepteurs qui exigent des droits non autorisés par la loi sont des oppresseurs ; ceux qui maltraitent le peuple, des oppresseurs ; ceux qui dépouillent les autres de leurs biens, des
oppresseurs ; ceux qui ne respectent pas les droits d'autrui, des oppresseurs ; ceux qui enlèvent de force tout ce qui ne leur appartient sont tous des oppresseurs, et le mal qu'ils font retombe
sur le gouvernement, parce qu'en décourageant les cultivateurs ils détruisent l'agriculture, qui est la principale ressource de l'empire. Cela nous fait comprendre la sagesse du principe d'après
lequel le législateur se guida quand il défendit l'oppression ; car elle est la principale cause de la ruine de la prospérité publique et pourrait amener l'extinction de l'espèce humaine. C'est
un principe que la loi divine ne perd pas de vue et qui se reconnaît dans le choix des cinq points essentiels auxquels se réduisent les motifs de toutes les lois, savoir : la conservation de la
religion, celle de l'intelligence (de l'homme), celle de sa vie, celle de la population et celle de la propriété. Or, puisque l'oppression peut amener l'extinction de l'espèce en ruinant la
prospérité publique, la loi a eu la sage précaution de condamner cet abus. Défendre l'oppression a été un des plus grands soins du législateur ; ce qui est démontré par des passages du Coran et
de la Sonna tellement nombreux, qu'ils échapperaient à tous les efforts faits pour les relever et pour les compter. Si chacun avait le pouvoir d'opprimer les autres, la loi aurait déterminé une
peine qui s'appliquerait spécialement à ce crime, ainsi qu'elle l'a fait pour tous les autres actes qui nuisent à l'espèce humaine et que chaque individu a le pouvoir de commettre : tels sont
l'adultère, le meurtre et l'ivresse. Mais personne n'a le pouvoir d'opprimer, excepté celui sur lequel les autres hommes n'ont aucun pouvoir : l'oppression est le fait de gens ayant le pouvoir en
main et, exerçant l'autorité suprême. Le législateur s'est donc appliqué à blâmer, de la manière la plus énergique, tout acte d'oppression, et à multiplier les menaces contre les hommes qui s'en
rendent coupables ; et cela dans l'espoir que l'individu ayant le pouvoir d'être injuste trouvera dans son propre cœur un moniteur qui le retienne. Et ton Seigneur n'est pas injuste envers ses
créatures.
Qu'on ne nous objecte pas que la loi a frappé d'une peine le brigandage à main armée, bien que ce crime soit un acte d'oppression commis par un individu ayant le pouvoir ; car le brigand a
réellement le pouvoir quand il exerce son métier. A cette objection on peut répondre de deux manières : d'abord, en déclarant que la peine établie par la loi en prévision de ce cas s'applique au
brigand pour les crimes qu'il a commis contre les personnes et les biens. Cela est l'opinion soutenue par un grand nombre de légistes, parce que, disent-ils, l'application de la peine n'a lieu
qu'après que le criminel a perdu le *98 pouvoir (de mal faire) et qu'on lui a fait son procès ; mais, pour l'état de brigandage en lui-même, il n'y a point de peine déterminée. En second lieu, on
répondra que le brigand ne peut pas être qualifié par le terme ayant le pouvoir, car on entend par pouvoir, en parlant d'un oppresseur, la main qui s'étend (vers le bien
d'autrui) sans qu'il y ait une puissance capable de s'y opposer, et c'est là ce qui entraîne la ruine (de la société). Or le pouvoir du brigand consiste dans l'effroi qu'il inspire et qui lui
sert de moyen pour s'emparer du bien d'autrui ; mais la main de la communauté peut briser ce pouvoir ; elle est même autorisée à le faire par la loi religieuse et par la loi civile. Ce n'est donc
pas là un pouvoir (irrésistible) qui entraîne la ruine (de la société). Et Dieu a le pouvoir de faire tout ce qu'il veut.
Un des genres d'oppression les plus graves et les plus nuisibles au bien public, c'est d'imposer des corvées et d'obliger le peuple à travailler sans rétribution. Le travail de l'homme, compte
dans la catégorie des occupations lucratives. Dans notre chapitre sur la subsistance, nous montrerons que, chez les hommes civilisés, le gain et la subsistance représentent la valeur du
travail.
Par conséquent leurs efforts et leur travail sont pour eux des moyens de gagner et d'acquérir ; on peut même dire qu'ils n'en ont point d'autres. Ceux qui cultivent la terre ne gagnent et
n'acquièrent que par leur travail. Donc si on les force de travailler pour l'avantage d'autrui, et qu'on leur impose des tâches qui ne leur procurent pas les moyens de vivre, on leur ôte ce qui
faisait leur gain, on leur arrache la valeur de leur travail, qui est leur seul moyen de se procurer de l'argent. Dès lors ils se trouvent dans la gêne ; ils ont à peine les moyens d'existence,
ou, pour mieux dire, ils n'en ont plus ; et, quand les corvées reviennent souvent, les hommes se découragent tout à fait et cessent de cultiver. Cela amène la ruine de l'agriculture et du pays.
Dieu donne la subsistance à qui il veut, et sans compte. (Coran, sour. II, vers. 208.)
Un autre genre d'oppression encore plus grave et plus nuisible à la prospérité du peuple et de l'État, c'est quand le (gouvernement) contraint les négociants à lui céder, moyennant un vil prix,
les marchandises qu'ils ont entre les mains et les oblige ensuite à lui acheter d'autres marchandises à un prix élevé. C'est là (ce qui s'appelle en jurisprudence) acheter et vendre par la voie
de la violence et de la contrainte. Ils obtiennent quelquefois des délais pour opérer leur payement, en se berçant de l'espoir de pouvoir profiter des fluctuations du marché pour vendre
avantageusement les marchandises qu'on les a forcés d'acheter et réparer ainsi leurs pertes. Mais il leur arrive assez souvent que l'administration demande à être payée avant le terme qu'elle
leur avait assigné, ce qui les met dans la nécessité de vendre le tout à bas prix, et, par suite des deux opérations, ils perdent une partie de leurs capitaux. Les négociants de toute classe
établis dans la ville, ceux qui y arrivent des pays éloignés pour (acheter et vendre) des marchandises, tous les gens qui font le petit commerce au marché, les boutiquiers qui vendent des
comestibles et des fruits, les artisans qui fabriquent des outils et des ustensiles de ménage, en un mot les commerçants de tout genre et de toute condition, ont à subir les mêmes avanies. Cela
réagit graduellement sur les ventes et ruine les capitaux ; de sorte que les négociants, ayant épuisé leurs moyens pécuniaires dans l'espoir de réparer leurs pertes, n'ont plus d'autre ressource
que de fermer leurs magasins afin d'échapper à une ruine complète. La même cause empêche les étrangers de se rendre à la ville pour y faire des ventes et des achats ; le marché chôme, et le
peuple, qui ne vit en général que du commerce, n'a plus le moyen de pourvoir à sa subsistance. Le chômage des marchés et la misère du peuple, à qui on a enlevé toute ressource, font diminuer et
même dépérir les revenus de l'État, dont la partie la plus considérable, c'est-à-dire les produits des droits du marché, est fournie par les gens de la classe moyenne et des classes inférieures.
Cela conduit l'empire vers sa ruine et nuit à la prospérité de la ville ; mais comme le mal s'y fait graduellement, l'on ne s'en aperçoit pas d'abord. Voici donc ce qui arrive lorsque le chef de
l'État emploie de semblables moyens détournés pour s'emparer de l'argent. Mais quand l'administration, cédant à un esprit de tyrannie, porte atteinte, de gaieté de cœur, aux biens des sujets, à
leur vie, à leurs personnes, à leur honneur et à celui de leurs femmes, cela ouvre tout de suite une brèche dans (l'édifice de) l'empire et en précipite la chute ; car les esprits s'agitent, et
l'on se jette dans la révolte. La loi avait prévu toutes ces causes de ruine, et, pour les écarter, elle prescrivit la bonne foi dans les achats et les ventes, et ordonna de ne pas dévorer, sous
des prétextes futiles, les biens du peuple, parce qu'elle avait pour but de fermer la porte aux abus qui privent les hommes de leurs moyens de subsistance et qui amènent des insurrections fatales
à la prospérité publique.
La cause de toutes ces exactions, c'est la nécessité dans laquelle se trouve le gouvernement ou le sultan d'avoir toujours beaucoup d'argent disponible, afin de pouvoir satisfaire à ses habitudes
de luxe et subvenir à toutes ses dépenses. Comme les recettes ordinaires ne suffisent pas pour couvrir ces dépenses, on invente de nouveaux impôts et l'on cherche à augmenter le revenu par toutes
les voies, afin d'établir l'équilibre entre les rentrées et les déboursés. Mais le luxe ne cesse d'augmenter et de faire accroître les dépenses ; le gouvernement a de plus en plus besoin de
l'argent du peuple, et il en résulte que l'étendue de l'empire diminue graduellement, que le cercle (de ses frontières) s'efface, que son organisation se dérange et que le pays tombe au pouvoir
d'un chef qui a attendu l'occasion de s'en emparer.
Dieu est l'ordonnateur de toute chose ; il n'y a point d'autre seigneur que Lui.