13 Mars 2009
Quand Abd Allah ben Yassyn arriva au pays de Temsna, il apprit que, sur les bords de la mer, vivaient des tribus Berghouata en nombre considérable, et que ces tribus étaient idolâtres, infidèles, perverties, et suivaient une détestable religion ; on lui raconta que les Berghouata ne descendaient ni d'un seul père, ni d'une seule mère, mais que c'était un mélange de plusieurs tribus berbères, réunies dans le temps sous les ordres de Salah ben Thryf, qui prétendait. Être prophète et vint fixer sa résidence à Temsna, sous le règne de Hischam ben Abd el-Malek ben Mérouan ; il était originaire (que Dieu le maudisse !) de Bernatha, forteresse de la province de Chedouna (Sidonia), en Andalousie, et ses premiers disciples furent appelés Bernathy, dont les Arabes firent Berghouaty, d'où leur nom de Berghouata. Salah ben Thryf, le prétendu prophète, était un scélérat, de race juive, descendant des Ouled Chemaoum ben Yacoub (à lui le salut !) ; et avait surgi, en effet, à Bernatha, en Andalousie. De là il était allé en Orient, et s'était instruit chez Obeïd el-Moutazly el-Kadary, auprès duquel il s'occupa de magie et acquit beaucoup d'art ; alors il revint au Maghreb et s'établit à Temsna où il trouva une population de Berbères ignorants, aux yeux desquels il fi t briller l'Islamisme en leur prêchant la continence et la piété. Puis il commença à s'emparer de leur esprit et de leur affection par sa magie, son éloquence et les tours de toute espèce dont il les émerveillait, au point que ces Berbères ne tardèrent pas à croire à ses vertus et à sa sainteté, qu'ils en fi rent leur chef et suivirent ses conseils dans toutes leurs affaires, se soumettant à ses ordres et à ses
défenses. Ce fut alors qu'il se prétendit prophète, et prit le nom de Saleh el-Moumenyn (le vertueux parmi les Croyants), leur disant : «Je suis bien le Saleh el-Moumenyn dont Dieu a parlé dans son livre chéri, qu'il a fait descendre à notre seigneur Mohammed (que Dieu le couvre de sa miséricorde et du salut !)» et en même temps il établit une religion qu'ils adoptèrent. C'était en l'an 125. Cette hérésie, instituée par Salah ben Thryf, consistait à le reconnaître pour prophète, à jeûner pendant le mois de radjeb, et à manger pendant le ramadhan, à faire dix prières, dont cinq pendant la nuit et cinq pendant le jour. Chaque musulman était tenu de faire un sacrifice le 21 de moharrem ; il leur prescrivait dans les ablutions de se laver le nombril et les hanches, de prier en remuant la tête seulement sans se prosterner le front contre terre, excepté dans la dernière rikha, pendant laquelle ils devaient se prosterner cinq fois ; de dire, en commençant à manger ou à boire besm Yakess, (au nom de Yakess), prétendant que cela voulait dire besm Allah (au nom de Dieu) ; de payer la dîme de tous les fruits; il leur permettait d'épouser autant de femmes qu'ils voulaient, à l'exception de leurs cousines, avec lesquelles il leur défendait de se marier ; ils pouvaient répudier et reprendre leurs femmes mille fois par jour si bon leur semblait, les femmes n'étant jamais défendues ; il leur ordonnait de tuer le voleur partout où ils 1e trouveraient, prétendant que le sabre seul pouvait le purifier de sa faute ; il leur permit de payer le prix du sang avec des boeufs, il leur défendit la tête de toute espèce d'animaux et les volailles comme des choses sales et répugnantes. Quant aux coqs, attendu qu'ils indiquaient les heures de prière, il était défendu de les tuer et d'en manger sous peine de rendre la liberté à un esclave ; il leur prescrivait encore de lécher la salive, de leur gouverneur en guise de bénédiction ; et, en effet, lorsqu'il crachait dans la paume de leurs mains, ils léchaient religieusement ces crachats, ou ils les emportaient soigneusement à leurs malades pour assurer la guérison. Il leur fi t un Koran pour lire leurs prières dans leurs mosquées, prétendant que ce Koran lui avait été inspiré et envoyé par Dieu très-haut. Celui qui mettait en doute un seul de ces préceptes était infidèle. Le Koran de Ben Thryf avait quatre vingts chapitres, qui se nommaient pour la plupart des noms des prophètes ; il contenait les chapitres suivants : Adam, Noé, Job, Moïse, Aaron, Asbath, les douze tribus, Pharaon, les fils d'Israël, le coq, la perdrix, la sauterelle, le chameau, Harout et Marout, Eblis, la résurrection, les merveilles dit monde. Il pré tendait que ce livre renfermait la science suprême ; il prescrivait encore de ne point se laver après le coït, à moins que ce ne fût un coït criminel. Mais nous avons déjà parlé plus complètement de ces Berghouata et de leurs rois dans notre grand ouvrage intitulé : Zohrat el-Boustan fi Akhbar el-Zeman ou Deker el-Moudjoub bi mâ ouakâ fi el-Oudjoud, «Fleurs des jardins sur l'histoire des temps anciens, et récits des faits qui se produisent dans ce monde.»
L'auteur de ce livre (que Dieu, lui pardonne !) continue son récit: Lorsque Abd Allah ben Yassyn fut informé de l'état d'ignorance et des erreurs des Berghouata, il vit qu'il fallait commencer par leur déclarer la guerre, et il se mit en campagne avec son armée de Morabethyn pour les attaquer. Les Berghouata avaient alors pour émir Abou Hafs Omar ben Abd Allah ben Aby el-Ansâry ben Aby Obeïd ben Moukhled ben Elyas ben Salah ben Thryf el-Berghouaty, le faux prophète. Il y eut entre les deux partis une guerre terrible et sanglante. Beaucoup de monde périt de part, et d'autre ; et c'est dans un de ces combats que fi nit Abd Allah ben Yassyn el-Djezouly, le chef et le directeur des Morabethyn. Couvert de blessures sur le champ de bataille, il fut transporté, dans son camp ; respirant à peine, il fi t rassembler immédiatement les cheikhs et les chefs Almoravides et leur dit : «Morabethyn! Vous êtes dans le pays de vos ennemis, et je vais mourir aujourd'hui sans doute ; prenez garde d'être lâches ou faibles et de vous laisser décourager ! Que la vérité vous ne l'un à l'autre ; soyez frères en l'amour de Dieu Très-Haut, et gardez-vous de la discorde et de l'envie dans le choix de vos chefs, car Dieu donne la puissance à qui bon lui semble, et charge celui qui lui plaît d'entre ses esclaves d'être son lieutenant sur la terre ! Je vais me séparer de vous ; choisissez donc celui qui vous gouvernera, qui veillera sur vos intérêts, conduira vos armées, combattra vos ennemis, partagera le butin entre vous et percevra vos aumônes et vos dîmes.» Les Morabethyn décidèrent à l'unanimité de nommer Abou Beker ben Omar le Lemtouna, que ben Yassyn leur avait précédemment donné pour chef avec l'assentiment des cheikhs Senhadja. Abd Allah ben Yassyn mourut le soir même, jour du dimanche 24 djoumad el-aouel 451 (1059 J. C.). On l'ensevelit dans un endroit nommé Kerifla, et on bâtit une mosquée sur sa tombe. Abd Allah ben Yassyn était très austère, et pendant tout le temps qu'il resta au Maghreb, il ne mangea point de viande et ne but point de lait, car les troupeaux n'étaient pas purs (allel) à cause de la profonde ignorance du peuple. Ben Yassyn ne vivait que de gibier; mais cela ne l'empêchait point de voir un grand nombre de femmes; chaque mois il en épousait plusieurs et s'en séparait successivement; il n'entendant pas parler d'une jolie fille sans lai demander aussitôt en mariage. Il est vrai qu'il ne donnait jamais plus de quatre ducats de dot. Voici un signe de sa bénédiction. Les Morabethyn qui le suivirent dans ses expéditions au Soudan se trouvèrent un jour sans eau et sur le point de mourir de soif. Abd Allah ben Yassyn, ayant lait ses ablutions avec du sable, récita deux rikha et implora le Très-Haut. Les Morabethyn, se confiant à sa prière, reprirent courage, et quand il l'eut terminée il leur dit : «Creusez l'endroit sur lequel j'ai prié, ils creusèrent, et à un empan de profondeur ils trouvèrent une eaux douce et fraîche dont ils se désaltérèrent ainsi que leurs animaux, et remplirent leurs autres. Cette bénédiction dont il était revêtu lui permit aussi, entre autres choses, de jeûner depuis le premier jour de sa venue dans le Maghreb jusqu'à sa mort. (Que Dieu lui fasse miséricorde !) Et la principale de ses bonnes oeuvres fut d'introduire chez tout un peuple le Sonna et la réunion (dans les mosquées), qu'il affermit en décrétant que celui qui manquerait à la prière dans les mosquées recevrait vingt coups de nerf, et que celui qui en manquerait une partie en recevrait cinq coups.
IBN ABÎ ZAR', RAWD AL-QIRTÂS