3 Mai 2009
Si les Almoravides avaient maintenu en Occident musulman, la stratégie du recours au légitimisme des cAbbâsides et s'étaient contentés du titre d'Amîr al-Muslimîn, leur mortels ennemis les Almohades, ont bouleversé les données historiques et dogmatiques traditionnelles en s'imposant sur la scène politique du Maghreb, sous la forme califale absolue, leur titulature a été à la fois temporelle et spirituelle. Il est frappant de voir que la stratégie de la légitimation almohade a été liée, d'une part à la doctrine d'Ibn Tûmart, et d'autre part à l'héritage prophétique -la symbolique-. Les titres font partie du vaste programme politico-religieux du réformateur que Max VAN BERCHEM avait résumé: "en deux mot, Ibn Tûmart est prophète berbère fondant un Islâm berbère" (1), et pour analyser les titres califal almohade, il est nécessaire de distinguer entre deux périodes: la période mahdisto-almohade, où les successeurs avaient imposé la doctrine du réformateur dans tous les domaines y compris la titulature, sur les deux bases fondamentales de la création, l'Imâmat mahdiste et l'Umma almohade. La deuxième période est le rejet officiel du mahdisme par le calife Idrîs al-Ma'mûn.
La période mahdisto-almohade a été une période de l'application du programme politico-religieux sur une échelle plus grande, après la mort du fondateur. Ce programme était un ensemble de principes et d'orientations pour la période dynastique -souveraineté politique- dont certains allaient devenir la source de la titulature dans toutes ses dimensions temporelles et spirituelles.
Ibn Tûmart avait divisé la société musulmane en deux : La première est la société des unitaires (Muwahidûn), qui aurait signifié la société de Dieu. Cette Umma almohade opposée à la société hérétique (Kufâr) a été dirigée par l'Imâm de l'Umma. Il était le guide infaillible (al-Imâm al-Macsûn) (2), élu, dirigé par Dieu (3). Il n'avait rien de missionnaire ni d'un faqîh, ni même d'un calife. Il a été un Imâm saint, infaillible; ce charisme du fondateur et son activité politique miraculeuse avait produit dans le mouvement almohade une indépendance presque totale de l'héritage dynastique, en matière de recours et de titres des précédents pouvoirs médiévaux du Maghreb (4).
La symbolique tirée de l'histoire du prophète était très présente, avec tous ses aspects religieux et militaires. Son successeur cAbd al-Mu'min était le premier compagnon du Mahdî; ses succès militaires contre les Kufârs (hérétiques) almoravides, ainsi que son obéissance à l'Imâm (5) allaient imposer aux organes suprêmes de la Umma almohade sa proclamation, puisque le Mahdî lui-même le désignait souvent comme guide de la prière, tout en lui accordant le titre d'Amîr al-Mu'minîn. Ce qui montre bien la symbolique tirée de l'histoire du prophète (6), comme si le Mahdî avait mis en place, à travers ses réformes religieuses et politiques, une orientation au futur pouvoir califale almohade.
Le pouvoir califal almohade a été l'héritier de l'Imâm al-Mahdî Ibn Tûmart. Son successeur, fort de son appartenance au mahdisme, allait le mettre dans une position d'indépendance vis-à-vis des pouvoirs orientaux. Soutenu par la Umma almohade et élite incontestable, sa proclamation a été semblable à celle d'Abû Bakr, à caractère spirituel et juridique de référence mahdiste comme l'a décrit al-Baydaq :
"Il convoqua les tribus et réunit les Almohades; il organisa une assemblée, et à l'aide de perches, fît une séparation entre les hommes et les femmes, puis il prêcha l'assistance et dit à la fin de son sermon : "le pacte que vous avez conclu avec le Mahdî quand vous l'avez proclamé est-il intact? Oui ! Lui répondit-on. Alors, il s'assit, puis successivement Abû Ibrâhîm, cUmar Aznâgh et tous les shayhs -Allâh les agrée tous- prêchèrent. Après quoi cAbd al-Mu'min dit à l'assemblée : "le Mahdî est mort ! Qu'Allâh l'agrée !" Alors, les gens se mirent à pleurer. Puis il leur dit : taisez-vous ! Et ils se turent Abû Ibrâhîm, cUmar Aznâgh, cAbd al-Mu'min b. Zaggû et Muhammad b. Muhammad (ils appartenaient au conseil des dix) dirent alors à cAbd al-Mu'min : tends ta main, pour que nous te proclamions comme nous sommes engagés à le faire auprès de l'Imâm al-Mahdî". cAbd al-Mu'min tendis la main, et ils le proclamèrent. Puis tous les gens, à leur suite, posèrent devant le calife pour le proclamer jusqu'à la tombée de la nuit. La proclamation dura trois jours consécutifs" (7).
Quand à Ibn Abî Zarc il raconte à propos de cette proclamation sans tenir compte de l'anecdote du lionceau :
"Al-Mahdî l'avait désigné comme successeur, et à sa mort, gardé secrète selon ses ordres, cAbd al-Mu'min fut reconnu Imâm par les dix compagnons, qui tinrent aussi compte de la familiarité qui avait toujours existé entre eux, et de ces paroles que al-Mahdî répétait souvent en chantant : O mon élève ! tu réunis en toi toutes les qualités, et tous, tant que nous sommes, nous apprécions tes vertus, ta gaîté, ta générosité, ton noble coeur et ta belle figure..."
On raconte aussi qu'à la mort d'al-Mahdî, chacun des dix compagnons voulut lui succéder, et qu'étant tous de tribus différentes, chacun fit appel aux siens pour se faire élire calife. Aussi il y eut des troubles et des divisions jusqu'à ce que les dix disciples. S'étant réunis en conseil avec les cinquante compagnons de l'Imâm, ils reconnurent que, pour ne point perdre leur position et leur crédit, il fallait se hâter de tomber d'accord, et c'est alors qu'ils proclamèrent cAbd al-Mu'min, qui était étranger, mais dont on connaissait la liaison intime avec le Mahdî, qui lui avait toujours témoigné une si grande affection" (8).
D'après les récits qui précèdent, il apparaît que la proclamation de cAbd al-Mu'min, le 14 ramadân 524 de l'Hégire, trouve son origine juridique et politique dans les pratiques d'Ibn Tûmart. Elles avaient facilité l'entente des organes suprêmes de la Umma almohade, qui dépondait du transfert des pouvoirs de l'Imâm à son disciple. Parmi ces pratiques certaines auraient joué favorablement dans la proclamation de cAbd al-Mu'min :
1-L'estime que lui portait le Mahdî, lui aurait permis d'avoir du prestige auprès des Masmûda du Haut Atlas.
2-La familiarité entre l'élite du mouvement (les dix compagnons du Mahdî).
3-Les qualités de cAbd al-Mu'min : organisateur du mouvement, grand chef militaire et théologien mahdiste convaincu (9).
Le Mahdî (Imâm al-Umma) n'a jamais pris le titre d'Amîr al-Mu'minîn, parce qu'il n'est pas compatible avec sa mission divine. Le titre d'Amîr al-Mu'minîn a été réservé au successeur, les héritiers de "l'Imâmat mahdiste" et selon l'expression de AGNOUCHE Abdelatif : "cAbd al-Mu'min avait représenté un vizirat mahdiste et non un vizirat du prophètat comme les califes d'Orient" (10).
La titulature almohade a été de référence et d'appartenance mahdiste, puisque l'indépendance a été totale vis-à-vis de l'Orient sur le plan politique, mais aussi historique avec la symbolique comme base de recours. Le Mahdî avait écarté la référence historique à l'héritage de l'Orient et de l'Occident musulman, à l'exception des premiers califes. "Le Mahdî, c'est un prophète, cAbd al-Mu'min est le calife du Mahdî, comme Abû Bakr est le calife du prophète; de plus, il est Amîr al-Mu'minîn comme le calife cUmar" (11).
Les Almohades ont complété cette titulature califale par deux généalogies arabes, l'une du Mahdî et l'autre de son successeur cAbd al-Mu'min, selon la tradition juridico-politique qui voulait que le calife ne peut être qu'un descendant du prophète :
Le Mahdî est Muhammad b. cAbd Allâh b. cAbd al-Rrahmân b. Hûd b. Hâlid b. Tamâm b. cAdnân b. Safwân b. Jâbir b. Yahyâ b. Rabâh b. cAtâ' b. Yasâr b. al-cAbbâs b. Muhammad b. al-Hasan b. Fâtima bint al-Rrasûl (fille du prophète).
Le calife est cAbd al-Mu'min b. cAliy b. cAlwy b. Yaclâ b. Hasan b. Ghannûna bint Idrîs b. cAbd Allâh b. al-Qâsim b. Muhammad b. al-Hasan b. cAliy b. Abî Tâlib b. cAbd al-Mutalib (12).
Le Mahdî et son successeur se voulaient appartenir à la "Maison du prophète". Ils voulaient reproduire l'histoire des Fâtimides et des Sicites, puisqu'il s'est réclamé descendant du prophète par sa fille Fâtima, tandis que cAbd al-Mu'min voulait rattacher les Almohades à la première dynastie chérifienne du Maghrib occidental indépendante du califat de Baghdâd, puisqu'il s'est réclamé descendant de Ghannûna fille d'Idrîs II (13).
Cette politique d'appartenance à l'Imâmat mahdiste, et l'indépendance vis-à-vis de l'Orient ont été suivies jusqu'au changement brutal provoqué par la politique des deux califes al-Mansûr et son fils al-Ma'mûn, qui ont délaissés leurs devoirs de garants suprêmes de l'almowahidisme et du mahdisme, tout en refusant officiellement l'Imâmat d'Ibn Tûmart.
L'attitude politique du troisième calife al-Mansûr (1185-119 ap.J.C), qui avait manifesté le désir du rejet de l'almowahidisme, afin de se débarrasser de l'aristocratie des shayhs almohades, les tous puissants garants du mahdisme, tout en refusant le mahdisme et l'infaillibilité de l'Imâm, ainsi que le rejet officiel de Ta'wîl (l'interprétation allégorique des versets coranique). Il avait en même temps continué la politique d'interdiction des ouvrages des furûc (applications juridiques de la loi musulmane) (14). Cette attitude contradictoire et mouvementée a été pour beaucoup dans la déclaration officielle de son fils Idrîs al-Ma'mûn, dont la décision d'abolir le mahdisme. L'auteur d'al-Hulal rapporte le texte de cette déclaration :
"De la part d'Amîr al-Mu'minîn (Prince des Croyants) aux talaba (savants) nobles (15), notables, à la masse, à tous les croyants, et aux musulmans -Dieu veuille leur inspirer de le remercier pour l'abondance de ses grâces, puissent les visages des beaux jours ne jamais se détourner d'eux-. De la cité de Marrakech -Dieu la protège- nous vous écrivons cette lettre -Dieu vous assigne une conduite docile, un bonheur radieux et un comportement déférent, toujours prêts à l'obéissance, afin que triomphe une parole décisive, un jugement lumineux, une sentence irrévocable, une porte qui ne saurait être fermée et des ombres planant sur les horizons et effaçant l'hypocrisie. Après quoi, ce que nous vous recommandons, c'est de craindre Dieu l'Immense, de rechercher son soutien et de vous confier à lui. Sachez que nous avons rejeté l'erreur et fait apparaître la vérité et qu'il n'y a d'autre Mahdî que Jésus, fils de Marie, Esprit de Dieu, qui reçut ce nom parce qu'il parla dans le Mahd. Il n'est nommé Mahdî que parce que vous avez une conviction erronée sur ce qu'est le Mahdî. C'est là une hérésie que nous avons fait cesser et puisse Dieu nous aider dans cette attitude que nous avons adoptée. Nous avons supprimé son nom, et comme son infaillibilité n'est pas établie, nous l'avons privé de son titre : il s'efface, il tombe, rien ne subsiste de lui. Notre seigneur al-Mansûr avait déjà songé à proclamer ce que nous proclamons maintenant, et à soustraire la communauté à l'affliction que nous avons dissipée. Mais son espoir ne l'y aida point, la mort seule l'en ayant empêché, et il se présenta devant Dieu avec une intention sincère et pure. Puisque l'infaillibilité ne fut pas reconnue aux compagnons (du prophète), que penser de celui qui ne savait pas de quelle main prendre son livre ? En vérité, ils se sont égarés et on conduit à l'égarement. Il se sont corrompus et ont glissé. Aucun argument en l'occurrence ne milite en leur faveur. Sois-nous témoin O mon Dieu, que nous sommes innocents de ce qu'ils ont fait, comme les élus sont innocents en face des réprouvés. Nous cherchons refuge auprès de toi contre leur dessein nocif, et leur action néfaste, parce que nous avons la conviction qu'ils sont au nombre des réprouvés et nous disons d'eux ce qu'a dit le prophète Noé: "Seigneur, ne laisse sur la terre nul vivant parmi les infidèles" Salut" (16).
(1)-VAN BERCHEM Max, Titres califiens d'Occident..., p., 276.
(2)-BRUNSCHVIG Robert, Sur la doctrine du Mahdî Ibn Tûmart..., pp., 113 sq.
(3)-VAN BERCHEM Max, Titres califiens d'Occident..., p., 276.
(4)-"Parmi ces dynasties, certaines se voulaient incontestablement légitimes; d'autres tiraient la justification de leur présence d'un hommage rendu à tel pouvoir considéré comme califal. Ainsi Zîrîdes et Hammadîdes avaient dû passer alternativement de la "suzeraineté" Fâtimides à celles des cAbbâsides parce que rivaux et jouant au Maghreb sur la rivalité de leurs maîtres respectifs au Moyen-Orient...".
-KABLY Mohamed, Les soubassements historiques de l'islamisme contemporain, dans Variations islamistes et identité du Maroc médiéval..., pp., 16 à 17.
-Sur les Aghlabides voir :
-MAHMÛD Ismâcîl, al-Aghâliba, siyâsatuhum al-hâijiiya, édit., Maktabat Warâqat al-Jâmica, 2e édit., Fès, 1978, chapitre sur les relations des Aghlabides avec le Moyen-Orient pp., 45 à 96.
(5)-La comparaison de GOLDZIHER I., entre des personnalités directrices puissantes dans l'histoire de l'Islâm, tout en les qualifiant de savants théologiens et héros guerriers, est parfaitement applicable en Occident musulman aux Almoravides avec Yûsuf b. Tâshfîn et surtout aux Almohades avec cAbd al-Mu'min dans la guerre de sept ans. La même image a été donnée par Ibn Marzûq du souverain Abû al-Hasan.
-GOLDZIHER I., Le dogme et la loi de l'Islâm. Histoire du développement dogmatique et juridique de la religion musulmane, trad., ARIN Félix, édit., Paul Geuthner, Paris.
-Sur la guerre de sept ans voir :
-IBN cIDÂRÎ, al-Bayân al-mughrib..., partie almohade..., pp., 15 à 27. Les mêmes récits éd., et trad., par LEVI-PROVENçAL E., sous le titre : Notes d'histoire almohade. Un nouveau fragment de chronique Anonyme, dans H., T., X, fasc., I, 1930, pp., 49 à 90.
-Sur Abû al-Hasan voir IBN MARZÛQ, al-Musnad...,
(6)-AL-MURRÂKUSÎ cAbd al-Wâhid, al-Mucjib..., p., 106.
-AGNOUCHE Abdelatif, Histoire politique du Maroc..., p., 160.
(7)-AL-BAYDAQ, Ahbâr al-Mahdiy Ibn Tûmart..., tx., fr., p., 137.
(8)-IBN ABÎ ZARc, Rawd al-qirtâs..., tx., fr., p., 261.
(9)-Selon IBN ABÎ ZARc, (Rawd al-qirtâs..., tx., fr., p., 261) "cAbd al-Mu'min était grand. Il avait le teint clair, les yeux noirs, les joues colorées, les sourcils long et fins, le nez aquilin, la barbe épaisse. Il était éloquent, savant docteur, versé dans les hadîts du prophète. Il avait beaucoup lu, connaissait tous les écrits des savants sur les choses de la religion et du monde, était versé en grammaire et en histoire. Ses moeurs étaient irréprochables, son jugement sûr et solide. Il était généreux, guerrier, entreprenant et imposant, fort et victorieux...".
(10)-AGNOUCHE Abdelatif, Histoire politique du Maroc..., p., 162.
(11)-VAN BERCHEM Max, Titres califiens..., p., 278.
(12)-AL-BAYDAQ, Ahbâr al-Mahdiy..., tx., fr., p., 21.
(13)-Note de LEVI-PROVENçAL E., Ahbâr al-Mahdiy..., tx., fr., p., 137.
-Note de AGNOUCHE Abdelatif, Histoire politique du Maroc..., p., 163.
(14)-Le calife al-Mansûr avait ordonné que l'on brûlât la Mudawana de Sahnûn, le Mukhtasar et le Nawâdir d'Ibn Zayd et le Kitâb al-Tahdîb d'al-Barâdcî, même pratique que les Almoravides contre al-Ihyâ'; voir sur cette question connu sous le nom de Qadiyat al-Ihrâq:
-AGNOUCHE Abdelatif, Histoire politique du Maroc..., p., 162.
-cAFIYA Abdelkader, Sumûd al-madhab al-mâlikî..., p., 92.
-KABLY Mohamed, Ramz al-Ihyâ' wa qadiyat al-hukm fî....., dans Murâjacât hawla al-mujtamac..., pp., 21 à 51.
(15)-LE TOURNEAU Roger, (Sur la disparition de la doctrine almohade, dans S.I., T., XXXII, 1970, p., 194), a traduit le mot par chérif.
(16)-ANONYME, al-Hulal al-mûsiya..., p., 164.
-Texte traduit par:
-LE TOURNEAU Roger, sur la disparition de la doctrine..., pp., 194 à 195.
-AGNOUCHE Abdelatif, Histoire politique du Maroc..., pp., 163 à 164.