9 Juillet 2007
La conquête arabe avait créé au milieu des tribus des régions des steppes traditionnellement partagées et gérées par les traditions, une dynamique de gestion plus unitaire. Le repli face à l'ennemi arabe, l'offensive contre les occupants, l'union derrière un leader berbère, supposent des déplacements parfois très longs, comme le montrent les sources arabes. Ces déplacements de populations à l'intérieur du Maghreb ont été contemporains du phénomène de l'immigration Byzantine vers les îles voisines et l'Italie. Le premier symptôme d'une migration s'amorçait déjà comme un mouvement d'exode à la conquête de Tripoli, al-Bakrî avait écrit: «qu'il ne resta plus alors au Rûm qu'à se réfugier dans leurs navires. cAmr b. al-cÂs, ayant fait avancer ses troupes, pénétra dans la place et força les assiégés à s'embarquer avec leurs effets les plus faciles à emporter...» (1).
Rappelons quelques données de la conquête. La bataille de Sufetula avait déplacé un nombre important de populations vers le nord, après la mort de Grégoire. Les Rûm se réfugièrent à Carthage, à Sûsa (Hadrumetum) et dans d'autres ports du nord, tandis que nombre de Rûm quittait l'Afrique vers l'Italie et les îles avoisinantes (2). La campagne de Mucâwiya b. Hudayj a touché les villes côtières, un évènement qui amplifiera le mouvement d'exode puisque les byzantins n'étaient pas en sécurité, même dans leurs forteresses. La politique d'occupation permanente, amorcée par cUqba b. Nâfic, ainsi que sa grande marche militaire allait mettre les Byzantins et les Berbères devant un ennemi qui cherche une implantation durable et montre qu'aucune région ne sera épargnée par les conquérants, un sentiment de guerre permanent qui s'installe avec tous ces facteurs psychologiques négatifs au sein des populations du Maghreb. Avec Kusayla et la Kâhina, le rassemblement des Berbères et en particulier la stratégie de la terre brûlée (Ihrâq al-ard) avait engendré un bouleversement important du peuplement. Après la prise de Carthage par Hasân b. al-Nucmân, les Rûms allaient se réfugier à Béja et leurs alliés berbères se réfugier à Bône. Ibn cIdârî rapporte que: «les Chrétiens qui y résidaient encore tombèrent d'accord pour fuir. Ils disposaient de nombreux vaisseaux. Certains embarquèrent pour la Sicile d'autres en Espagne» (3). Dès 649, des moines africains se sont réfugiés à Rome. En 694, les habitants avaient immigré dans les îles voisines Pantelleria, Sicile, Sardaigne et même en Italie (4). Une lettre du pape Grégoire II, datée de 729, à l'évêque de Thuringe, Saint Boniface, le met en garde contre certains émigrés d'Afrique, manichéens ou donatistes, qui cherchent à se faire ordonner prêtres pour reconstituer leur communauté dissidente (5). Dans une lettre adressée à son ami Daniel, évêque de Winchester, Saint Boniface se plaint des divisions qui sévissaient dans son Église et qui sont peut-être dues à ces hérétiques venus d'Afrique (6).
Les auteurs arabes racontent les révoltes berbères de Kusayla, la Kâhina et dans l'an 122 de Maysara al-Mataghrî. Ils leur accordent une légitimité, à cause du fossé qui s'est établi entre les principes de l'islâm égalitaire et fraternel et la réalité historique du déroulement de la conquête, en particulier la politique des gouverneurs. Ces berbères, comme la montre Ibn Haldûn, «furent consternés... Quand ils surent que le vainqueur les regardait eux-mêmes comme un butin acquis aux musulmans et qu'il se proposait en conséquence de prendre le cinquième de leur nombres pour en faire des esclaves» (7). L'apostasie des populations berbères ne s'était pas produite ni au milieu de la communauté juive ni chrétienne. Les Juifs condamnés à demeurer dans le pays, les berbères étaient la population majoritaire et propriétaire du sol du Maghreb, à la différence des Chrétiens qui disposaient d'un refuge au nord de la Méditerranée avec lequel ils avaient gardé un lien étroit sur le plan spirituel et économique (8).
L'ampleur de l'exode chrétien avait de lourdes conséquences sur le plan économique, en particulier dans les métiers urbains, pour lesquels les arabes n'avaient pas les moyennes techniques d'assurer la relève. Les constructions navales, dès les premières heures de l'islâm au Maghreb pour remplacer la flotte byzantine, ont été l'oeuvre de la main d'oeuvre étrangère, un millier de coptes d'Égypte, venus avec leurs familles, ont travaillé comme charpentiers et menuisiers, avec l'aide des berbères d'Ifrîqiya pour fournir à l'armée arabe les premiers bateaux de guerre et de transports (9). L'exil des chrétiens vers l'Italie, l'Espagne et les îles de la méditerranée crée dans la mentalité des arabes et des berbères du Maghreb deux traditions: la première, la guerre et le ribât sur le littoral. Les sources relatent cette guerre continuelle que les musulmans du Maghrib mènent sur le littoral et les côtes de la chrétienté. La deuxième indique une continuité de la guerre sainte, puisque pour le monde nord-africain la guerre est toujours ouverte avec les Rûm de l'ancienne Afrique du Nord. C'est pourquoi il n'est pas surprenant que la tradition historico-géographique relate à toute occasion que toutes les guerres menées contre la chrétienté concernent les anciens propriétaires du territoire du Maghreb -les Rûm- et que les Rûm qui se trouvent à l'autre rive de la méditerranée ne sont que les fils des anciens tributaires des musulmans de l'occident.
L'exode avait privé les chrétiens installés sous le statut de la dimma de leurs élites et de leurs cadres spirituels, des hommes de l'Église sur lesquels repose la survie de la communauté et son organisation, même si dans le statut des chrétiens et celui des dimmîs "des protégés", la présence d'une élite était indispensable pour sa survie (10). S'ajoute à cette diminution de l'élite l'organisation de la propriété des terres et la réorganisation du territoire où les chrétiens allaient perdre leurs terres au profit des conquérants, puisque toutes les terres conquises de force (cunwatan) devaient avoir juridiquement le statut d'une terre de harâj, impôt que les non-musulmans payaient à aux musulmans, comme les musulmans payaient la dîme et les sadaqât. Au VIIIe siècle le harâj a été imposé en Ifrîqiya officiellement après l'organisation de Hasân b. al-Nucmân de l'administration du fisc dans le pays.
(1)-AL-BAKRÎ, Description de l’Afrique..., pp., 24-25.
(2)-Sur les régions des steppes, voir:
-ABDUL-WAHHAB, Les steppes tunisiennes au Moyen-Age, dans C.T., 1954, pp., 5 à 16.
-Al-Bakrî nous rapporte que dans la première invasion de l'Ifrîqiya par cAbd Allâh b. Sacd : «Les Rûm se réunirent dans la péninsule de Sherîk et se dirigèrent en toute hâte vers Iqlibiya (Clypea) et les lieux voisins. S'étant alors embarqués, ils allèrent à Cossura (Pantellaria), île située entre la Sicile et l'Afrique..» Ces îles qui sont restées aux mains des chrétiens jusqu'à 733. AL-BAKRÎ, Description de l’Afrique..., tx., fr., p., 97.
(3)-IBN cIDÂRÎ, al-Bayân..., T., I, p., 35.
-LEON L'AFRICAIN, Description de l’Afrique, éd., et trad., par HAJJI Mohamed, édit., Dâr al-Gharb al-Islâmî, Beyrouth, 1983, T., II, p., 69.
(4)-Ibid., p., 69.
(5)-CUOQ Joseph, L'Église d'Afrique du Nord du IIe au XIIe siècle, édit., Le Centurion, Paris, p., 120.
(6)-CUOQ Joseph, L'Église d’Afrique..., p., 120.
(7)-IBN HALDÛN cAbd al-Rahmân, Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale..., T., I, p., 216.
(8)-Ibid., T., I, p., 215
-TALBI Mohamed, Le christianisme maghrébin de la conquête musulmane à sa disparition..., p., 315.
(9)-AL-BAKRÎ, Description de l’Afrique..., tx., fr., p., 84.
-CUOQ Joseph, L'Eglise de l'Afrique..., p., 120.
(10)-TALBI Mohamed, Le christianisme maghrébin..., p., 315.