7 Septembre 2008
Quand le revenu de l'empire ne suffit plus aux frais et aux besoins du gouvernement, ce qui tient au progrès du luxe et des habitudes de dépense, on est obligé d'avoir recours à des moyens extraordinaires pour y remédier et pour se procurer de l'argent. On impose des taxes sur les objets vendus par les sujets de l'État et l'on établit des droits de marché, ainsi que nous venons de le dire dans le chapitre précédent ; ou bien on augmente les impôts de toute espèce déjà existants, ou bien encore on pressure les agents du fisc et les percepteurs, parce qu'on suppose qu'ils se sont approprié une partie considérable des impôts, sans la porter sur leurs comptes. D'autres fois on cherche à augmenter le revenu au moyen d'entreprises commerciales et agricoles qui se feront au nom du sultan. Voyant que les négociants et les cultivateurs recueillent des profits considérables, malgré la modicité de leurs ressources pécuniaires, et s'imaginant que le gain est toujours en raison directe du capital employé, le prince se procure des bestiaux, fait des plantations dont il espère retirer un grand profit, et achète des marchandises pour les écouler sur les marchés, dans la pensée d'augmenter le revenu de l'État et de gagner beaucoup. Mais c'est là une erreur grave et nuisible, sous plusieurs rapports, aux intérêts du peuple : d'abord on rend très difficile aux cultivateurs et aux négociants l'achat de bestiaux et de marchandises, et l'on aide aux causes (qui amènent l'enchérissement). Les hommes de ces classes, étant à peu près égaux sous le point de vue de la fortune, se font concurrence jusqu'à la limite de leurs moyens ; mais quand ils ont pour concurrent le souverain, qui a sous la main des sommes bien autrement considérables que celles dont ils disposent, à peine un seul d'entre eux peut-il réussir dans ce qu'il entreprend. Cela chagrine les esprits et les mécontente. Ensuite il arrive très souvent que le sultan s'approprie des marchandises par force, ou se les fait céder à vil prix, parce que personne n'ose enchérir sur lui, ce qui est une cause de grandes pertes pour les vendeurs. De plus, quand il a recueilli les fruits de ses récoltes, tels que grains, soie, miel, sucre ou autres produits de cette nature, ou qu'il se trouve en possession d'une grande quantité de marchandises diverses, s'il est obligé de subvenir tout de suite aux besoins de l'État, il n'attend pas jusqu'à ce qu'il ait écoulé ces denrées par des ventes régulières sur les marchés ; mais il oblige les personnes qui en font le commerce, c'est-à-dire, les négociants et les cultivateurs, de se fournir auprès de lui, et à un prix qui dépasse ordinairement la valeur réelle de ce qu'ils achètent. De cette façon ils se voient privés de leur argent comptant, chargés de marchandises qui leur resteront longtemps sur les bras, et forcés de suspendre les opérations qui les faisaient vivre. Aussi, quand un pressant besoin d'argent les oblige à vendre une partie de ces marchandises, ils n'en retirent qu'un vil prix, vu l'état languissant du commerce. Il arrive souvent qu'un négociant ou un cultivateur se défait ainsi de ses fonds d'une manière graduelle, jusqu'à ce qu'il ne possède plus rien, et qu'il soit obligé de rester chez lui, sans aller au bazar. Ces cas se reproduisent fréquemment, au grand préjudice du public ; on finit par ne plus rien gagner, par tomber dans l'embarras et dans la gêne, et par renoncer tout à fait à ses occupations. Le revenu de l'empire s'en ressent, puisqu'il consiste presque entièrement en contributions payées par les cultivateurs et les négociants. C'est surtout après l'établissement des droits de marché pour augmenter le revenu du gouvernement que cela devient sensible. Quand les cultivateurs ont renoncé à l'agriculture et les négociants au commerce, le revenu n'existe plus, ou bien il subit une diminution énorme. Si le souverain voulait comparer les faibles profits (qui dérivent de ses entreprises commerciales et agricoles) avec les sommes provenant des impôts, il les regarderait comme moins que rien. Quand même ces opérations lui rapporteraient beaucoup, elles lui feraient perdre considérablement du côté du revenu ; car d'ordinaire on ne l'oblige pas à payer les droits de vente et d'entrée, tandis qu'on les exige toujours des autres commerçants pour le compte du trésor. Ajoutons que ces entreprises tendent à ruiner l'agriculture, et cela est la perte de l'empire. En effet, si les sujets de l'État ne cherchent pas à faire valoir leur argent par l'agriculture et par le commerce, ils seront obligés de vivre de leurs capitaux, et, quand ils auront tout dépensé, ils seront ruinés. C'est là une chose qu'il faut bien comprendre.
Les Perses choisissaient toujours pour roi un membre de la famille royale distingué par sa piété, sa bonté, son instruction, sa libéralité, sa bravoure et sa générosité, et ils lui faisaient prendre l'engagement de gouverner avec justice, de ne pas avoir des fermes à lui, ce qui pourrait nuire aux intérêts de ses voisins ; de ne pas exercer le commerce, car cela augmenterait nécessairement le prix des marchandises, et de ne pas avoir des esclaves à son service, parce qu'ils ne donnent jamais des conseils qui soient bons et utiles. C'est le revenu de l'État seul qui enrichit le souverain et augmente ses moyens. Pour que le revenu soit ample, on doit ménager les contribuables et les traiter avec justice ; de cette manière on les encourage et on les dispose à travailler avec empressement dans le but de faire fructifier leurs capitaux ; car c'est d'eux que le souverain tire presque tout son argent.
Toute autre occupation à laquelle un souverain pourrait se livrer, le commerce, par exemple, et l'agriculture, nuit promptement aux intérêts du peuple, au revenu de l'État et à la culture des terres.
Il arrive quelquefois qu'un émir ou le gouverneur d'un pays conquis se livre au commerce et à l'agriculture, et oblige les négociants qui visitent cette contrée et qui s'occupent de ces branches de commerce de lui céder leurs marchandises au prix qu'il fixe lui-même. Ensuite il s'empresse d'y mettre un prix (plus élevé) et de les vendre à ses administrés. Cela est encore pis que le système suivi par le sultan, et nuit plus gravement aux intérêts de la communauté. Les sultans eux-mêmes écoutent quelquefois les conseils de personnes engagées dans ces branches de commerce, c'est-à-dire des négociants ou des cultivateurs, parce qu'ils croient que ces gens, ayant été élevés dans le métier, le comprennent bien. D'après l'avis de ces individus, ils s'engagent dans le commerce et les associent dans l'entreprise. Cela permet à ceux-ci d'arriver à leur but, c'est-à-dire de gagner beaucoup et promptement, surtout s'ils ont la permission de faire le commerce pour leur propre compte, sans être obligés à payer des droits ou des taxes. C'est là, assurément, le moyen le plus certain et le plus prompt de faire valoir ses capitaux ; mais de pareilles gens ne se doutent pas du tort que cela fait au sultan en diminuant ses revenus. Les souverains devraient se tenir en garde contre ces hommes et repousser toutes leurs propositions, parce qu'elles tendent à ruiner également le revenu du prince et son autorité. Que Dieu nous inspire pour nous diriger nous-mêmes, et qu'il nous fasse jouir des fruits de nos bonnes actions. Il n'y a point d'autre seigneur que lui.