13 Avril 2007
Issus d'un mouvement religieux, les Almoravides ont gardé durant leur histoire une direction bicéphale et les orientations politico-religieuses de leur guide (Dâcî داعي) cAbd Allâh b. Yâsîn. Le malikisme était une source de légitimité pour les tribus Sanhâja du Sahara. L'émir des Musulmans Yûsuf b. Tâshfîn dans toutes ses entreprises au Maghrib et en Andalousie avait appliqué les principes des foqahâs الفقهاء. A deux reprises, il avait obtenu une série de consultations juridiques (فتاوي) accusant les émirs d'Espagne de libertins ou des impies et des alliés des chrétiens.
Le célèbre géographe al-Idrîsî الإدريسي, nous rapporte des indications importantes sur le sort réservé aux communautés minoritaires par le souverain almoravide cAliy b. Yûsuf, qui se voulait champion de la lutte contre les chrétiens, même si le texte concerne en priorité les juifs, il montre en tous cas la ligne de conduite de ce dernier. Al-Idrîsî écrit: «c'est là qu'habitent les Juifs du pays. cAliy b. Yûsuf leur avait défendu d'habiter à Marrakech. Ils ne pouvaient y pénétrer que le jour, pour déguerpir le soir même et seulement pour accomplir des tâches au service exclusif du prince. Toutes les fois que l'un d'eux était convaincu d'y avoir passé la nuit, il était passible de la peine de mort et de confiscation de ses biens. Aussi se gardaient-ils, pour le salut de leur vie, d'y passer la nuit». Donc, communauté isolée de la capitale, mais au service du souverain comme le veut la tradition du Moyen-Age. A ce texte, j'ajoute celui de cAbd al-Wâhid al-Murrâkushî qui nous informe sur les signes distinctifs au niveau vestimentaire. Ils portaient des vêtements noirs (Tiyâb Kuhliya ثياب كحلية ) et des chapeaux très larges (Kalûlât كلولات ) au lieu des turbans réservés aux musulmans. Cette situation avait changé sous le règne de son fils Abû cAbd Allâh, à des vêtements et turbans jaunes, après que les juifs ont montré un dévouement irréprochable à la dynastie almoravide. Au dire d'Abû cAbd Allâh, les signes distinctifs font partie d'un doute sur les juifs de Marrakech, puisque le souverain n'était pas convaincu de leur conversion.
Les néo-musulmans, du côté juif comme du côté chrétien, ont posé des problèmes au pouvoir almoravide, qui n'avait pas de statut intermédiaire concernant leur sort. Le Micyâr المعيار nous transmet une consultation juridique sur un chrétien de Marrakech soupçonné: «Le qâdî القاضي de Marrakech, Mûsâ b. Hammâd, consulte Ibn Rushd au sujet d'un converti à l'islâm soupçonné d'être demeuré chrétien. Le sultan ayant ordonné la perquisition de sa demeure, on y découvre: une sorte de chapelle avec alcôve cintrée (Bayt shibh al-Kamîsa fîhi khamiya بيت شبه الكنيسة فيه خامية ) tournée vers l'orient, dépourvue de la banquette de lit et munie d'une lampe à huile (Qandîl قنديل) suspendue; des restes de cierges fondus, des livres en caractères latins (bi-Khutût al-Nasârâ بخطوط النصارى), de nombreux cierges, un lutrin à quatre pieds, un bâton terminé par une croix, des petits pains eucharistiques ronds et plats dont la pâte est sèche et porte l'empreinte d'un sceau». Ibn Rushd (m., 520 de l'hégire / 1126 ap.J.C) avait répondu: «qu'il sera corrigé avec vigueur. Il ne peut être condamné à mort comme Zindîq زنديق, et sans faculté de venir à résipiscence que s'il est établi par preuve testimoniale irréprochable que ce converti est demeuré chrétien». La survie d'un christianisme caché chez les néo-musulmans se complète par une forte présence de colonies de commerçants, sur le littoral méditerranéen.
Le commerce entre les chrétiens et les musulmans était interdit d'un côté par le pape de l'autre par la sharica الشريعة. L'idée des deux côtés est que les échanges renforcent l'ennemi, mais les pouvoirs centraux, quelque soit l'exigence de leur doctrine politico-religieuse -le malikisme almoravide en tête- s'arrangent pour une forme d'échange par traité avec les "nations" chrétiennes du nord, puisque le commerce avec l'Europe apportait des revenus supplémentaires au trésor public. Donc c'est par intérêt que par tolérance que le commerce avait existé entre les deux rives de la Méditerranée. Les mercenaires sont utilisés par les souverains almoravides pour leur propre sécurité, dans les luttes intestines du pouvoir et contre les Masmûda du Mahdî Ibn Tûmart. Dans les deux cas, l'engagement pour le mercenaire est un moyen de gagner de l'argent. Pour les rois chrétiens, ils touchent un forfait pour solde des miliciens de la part des souverains musulmans. cAliy b. Yûsuf était champion en la matière, il leur avait confié la garde de sa personne dès 1106 ap.J.C, son fils Tâshfîn b. cAliy en 1137 amène d'Andalousie 4000 jeunes chrétiens pour défendre son trône contre les Almohades. En réalité, le service des chrétiens sur le sol almoravide n'était pas un fait extraordinaire sur le plan juridique puisque la règle qu'il est interdit (Haram حرام)... de demander de l'aide à des polythéistes, sauf à titre de travailleurs auxiliaires, dépendait de l'imâm, le seul responsable de la Dimma, de ce fait son autorisation à l'infidèle ne peut être mise en cause.
Les consultations juridiques des souverains almoravides étaient d'un grand secours. Elles nous montrent une autre dimension du problème almoravide avec les communautés déportées de l'Andalousie comme la célèbre consultation فتوى rédigée en 521 de l'hégire / 1127 ap.J.C. par le grand Qâdî de Grenade Abû al-Qâsim b. Ward.
La question a été posée par cAliy b. Yûsuf b. Tâshfîn aux juristes d'al-Andalus au sujet des biens concernant les habous au profit des couvents (diyac al-Nasârâ ضياع النصارى):
a-Les chrétiens tributaires déportés de Séville à Meknès nous ont demandé de leur envoyer quelqu'un pour procéder à la vente des biens qu'ils possèdent en al-Andalus, ce dont nous leur avons accordé la faculté. Comment peuvent-ils pratiquer leur religion? Ils nous ont exposé leurs idées au sujet des biens en al-Andalus au profit des couvents et des Églises. Les Chrétiens (installés à Meknès) ont fait valoir que leurs moines (Ruhbân رهبان) et évêques (Asâqifa أساقف) n'avaient pas d'autres ressources que les revenus des habous constitués au profit des églises en question.
b-Cette vente peut être conclue sur place selon les modalités de la vente sur description (al-Bayc calâ al-Sifa البيع على الصفة). Si elle est conclue en Andalus, ces chrétiens choisiront parmi eux un mandataire (Wakîl الوكيل) qui ira procéder à la vente; mais un seul, car le retour en al-Andalus d'un groupe de ces gens-là serait chose dangereuse. Ces déportés ne doivent pas édifier d'église; chacun d'eux peut pratiquer son culte à domicile sans utiliser de cloche et sans manifestation extérieure, ils doivent la capitation comme en al-Andalus. Les habous des tributaires ne sont pas intangibles (Lâ hurma lahâ لا حرم لها). Peu importe que leurs prêtres et leurs moines affirment n'avoir que les revenus de ces habous comme ressources. A part ceux-dont le constituant est en vie, ces habous doivent être versés au trésor public.
Il est clair que les déportés chrétiens étaient nombreux au Maghrib al-Aqsâ المغرب الأقصى, au point que les autorités almoravides consultent à leur sujet les malikites d'al-Andalus en particulier le célèbre Averroès (Ibn Rushd), car le statut des mercenaires et des néo-musulmans était presque clair, tandis que les déportés par force posent un problème au niveau économique et spirituel. Rappelons brièvement, que durant six semaines, la région de Cordoue a été ravagée par Alphonse Ier. De nombreux mozarabes ont participé à cette guerre, ce qui signifie pour les musulmans qu'ils ne sont plus des Mucâhadûn معاهدون. La violation du pacte par les mozarabes de Séville, de Cordoue et de Grenade laisse leur protection sans signification, c'est pourquoi la consultation du Grand Qâdî de Cordoue Abû al-Walîd b. Rushd avait sévèrement sanctionné les mozarabes, en rendant licite et légitime leur exil et la confiscation de leurs propriétés, ainsi que leur déportation vers les régions de Meknès et Salé.